Une nouvelle discipline semble avoir émergé au cœur des sciences humaines : la « sarkologie ». Moins d’un an après les élections présidentielles, philosophes, sociologues, sémiologues, linguistes et historiens se sont jetés avec une rare avidité sur le phénomène Sarkozy. D’où une floraison d’ouvrages qui prétendent décrypter le style, le discours, les idées du nouveau président et comprendre ce qu’ils peuvent avoir bien souvent de déroutant.
À l’écart de ce mouvement, le philosophe Alain Badiou prend prétexte de « l’événement » Sarkozy pour livrer une critique radicale du système politique français. Ce que révèle l’élection de Nicolas Sarkozy, selon lui, c’est la permanence en France d’un « transcendantal pétainisme ». En 1815 (Restauration), en 1940 et en 2007, on trouve cinq traits accompagnant la mise en place d’un pouvoir : 1) capitulation et servilité sont présentées comme invention, révolution et régénération ; 2) on évoque une « crise morale » (de la famille, du travail, déclin) ; 3) des expériences étrangères sont citées comme exemples de redressement ; 4) un événement néfaste (Révolution, Front populaire, mai 1968) est désigné comme l’origine de la crise morale ; 5) on invoque la supériorité de notre civilisation sur les populations étrangères.
Sarkozy dans le texte
Une charge sévère et assez peu philosophique au final, qui contraste avec les démarches souvent critiques elles aussi mais plus empiriques d’autres chercheurs. Le sociologue Marc Andrault, par exemple, tente de cerner la conception sarkozienne de la laïcité. Analysant ses nombreuses interventions sur la religion, M. Andrault en met en évidence les présupposés. Posant que « la question spirituelle précède la question sociale », N. Sarkozy estime à la fois que l’homme ne peut pas vivre sans espérance, que cette espérance est par nature religieuse et qu’elle concerne la vie après la mort. Présupposés réducteurs, selon M. Andrault, qui font fi de l’existence de groupes spirituels non religieux, ou de sagesses qui, tel le stoïcisme, combinent « sérénité devant la mort » et « certitude du néant ». Autre discrimination sarkozienne : celle qu’il opère entre les trois grands monothéismes, religions « véritables », et l’ensemble des autres courants, qu’il peine à reconnaître comme aussi légitimes. Tout cela conduit, selon le sociologue, à une vision de la laïcité étonnante, qui appelle à une « tolérance réciproque » entre pouvoirs publics et religions. Pour M. Andrault, cela laisserait entendre que la laïcité « a une doctrine officielle en contradiction » avec celles des religions, alors qu’elle est la règle qui permet à ces dernières, ainsi qu’aux divers courants philosophiques, de coexister.
Les discours, telle est aussi la matière première des linguistes Louis-Jean Calvet et Jean Véronis, qui ont systématiquement traité 130 discours prononcés par N. Sarkozy entre début 2004 et l’automne 2007. Ils en mettent en évidence quelques propriétés structurelles. Des phrases plus courtes et un vocabulaire plus limité que ceux des autres candidats aux élections présidentielles. Un large usage du copier-coller, qui représente 20 % de ses discours, et de l’anaphore (répétition des débuts de phrase). Il a d’ailleurs répété l’expression « Je veux être le président… » (« d’une France réunie », « de l’augmentation du pouvoir d’achat ») 147 fois entre janvier et mai 2007 ! Autres caractéristiques : le large usage des phatiques (mots qui servent à établir la communication : « Écoutez… », « Vous savez… ») et des « questions rhétoriques », n’appelant pas de réponse mais entraînant l’assentiment obligatoire de l’interlocuteur (« Vous croyez vraiment que c’est à l’école de garder un individu qui avait un casier judiciaire à 19 ans en troisième ? »). Bref, dans la forme, un langage « qui se veut direct et efficace, se dégageant de la langue de bois et des euphémismes convenus, quitte à choquer et à provoquer ». Dans le fond, N. Sarkozy se révèle, d’après les deux linguistes, un véritable « vampire » : il a siphonné les thèmes dominants des autres candidats (« l’État impartial » de François Bayrou, la « valeur travail » de Ségolène Royal) « pour les ressortir accommodés à sa propre sauce ». Un caméléon aussi puisant successivement « dans les réservoirs sémantiques de la gauche, de l’extrême droite, du centre, tel un pendule, un coup à gauche, un coup à droite, un coup au milieu, plongeant ses partisans dans la stupeur et ses adversaires dans la rage ».