« Ainsi, Monsieur, vous voulez créer une revue de sciences humaines, résume Paul Dupuy. Quels sont vos annonceurs ? »
Silence gêné. Jean-François Dortier ne s’attendait pas à cette question. Ce grand Savoyard de 34 ans a pourtant préparé ce rendez-vous depuis longtemps. Il a apporté des maquettes et affûté ses arguments. C’est la première fois qu’un directeur de groupe de presse accepte de le recevoir dans son bureau, à Paris, et pas le moindre : Paul Dupuy, qui se tient face à lui, dirige le groupe Excelsior, propriétaire notamment du mensuel Sciences et Vie. Jean-François Dortier en attend beaucoup : des conseils, peut-être un appui matériel. Il n’a pas la moindre expérience dans la presse, pas de modèle économique non plus. Mais il a une idée, qu’il pense suffisamment forte et originale pour convaincre : créer un vrai magazine, diffusé nationalement, qui deviendrait le mensuel de référence des sciences humaines.
La réponse de Paul Dupuy tombe comme un couperet : « Pas d’annonceurs, pas de revue ! »
Un projet intellectuel
Nous sommes alors en 1989. En réalité, le projet de Sciences Humaines a germé bien plus tôt, dès le milieu des années 1980, et il en faudrait davantage pour entraver sa concrétisation. J.-F. Dortier et Jean-Claude Ruano-Borbalan, ses cofondateurs, se sont rencontrés quand ils étaient étudiants à Chambéry (Savoie). Trotskistes, ils militent alors tous deux dans les rangs de l’Organisation communiste internationaliste (OCI). J.-F. Dortier a suivi un parcours universitaire en zigzag qui l’a mené des mathématiques à la sociologie en passant par la philosophie. Instituteur, Jean-Claude Ruano-Borbalan s’est lancé dans une thèse d’histoire. Ils partagent le goût des joutes intellectuelles et des questionnements abyssaux : Qu’est-ce que l’humain ? Comment fonctionne le cerveau ? L’histoire a-t-elle un sens ? Quels mobiles guident les sociétés ? Ils lisent tous azimuts, se fabriquent des fiches, se forgent une culture. C’est dans ces années que l’idée d’une revue prend forme. Ils la conçoivent comme un outil intellectuel susceptible de traiter les problèmes fondamentaux des sciences humaines. « Je rêvais de faire la revue de synthèse qui me permettrait de répondre à mes questions d’adolescents », se souvient J.-F. Dortier.
La revue Sciences Humaines est ainsi conçue, dès l’origine, comme un instrument de synthèse des connaissances. Elle connaît ses premiers balbutiements en 1988 à Auxerre, où J.-F. Dortier vient d’être nommé conseiller d’orientation. Ce n’est encore qu’une feuille de chou, photocopiée et agrafée au domicile de son fondateur, diffusée dans quelques librairies seulement. Ses rubriques et sa maquette sont inspirées par des modèles hétéroclites : Sciences et Vie, certes, mais aussi La Hulotte, une revue créée par un instituteur de Meurthe-et-Moselle, qui raconte la vie des animaux, des arbres et des fleurs d’Europe. Elle est portée par une association qui rassemble, outre J.-F. Dortier et J.-C. Ruano-Borbalan, quelques camarades rencontrés en chemin : Stéphane Bétremieux, professeur d’histoire-géo, Jacques Copin, historien d’Auxerre et patron de restaurant, Michel Lallement, enseignant en sociologie… Ils affichent d’emblée leur ambition. Dans le numéro 1 (décembre 1988), on peut lire : « Sciences Humaines est né. Ce bulletin aspire à devenir une authentique revue de vulgarisation en sciences humaines. Il ne pourra vivre durablement, se muer en revue d’assise nationale sans que ses lecteurs – c’est-à-dire vous – ne participent à son essor. »
Une crise des sciences humaines ?
À défaut d’avoir des annonceurs, les fondateurs espèrent convaincre les lecteurs. Ils sont décidés à transformer leur association en entreprise de presse, et leur bulletin en mensuel national. Leur projet arrive cependant dans un contexte de morosité intellectuelle. Depuis quelques années, nombre d’observateurs croient déceler une crise des sciences humaines (1). Dès 1982, l’historien Pierre Nora a annoncé dans la revue Le Débat la fin des « Trente glorieuses de l’édition intellectuelle ». En 1985, Michel Prigent, président du directoire des PUF, a rédigé un rapport sur l’édition qui a fait du bruit. Il y diagnostiquait « la crise du commerce des idées, la transformation des besoins du public universitaire, la professionnalisation des études supérieures, l’échec des espérances intellectuelles démesurées, le reflux de la lecture militante », autant d’entraves à la vente de livres – et revues – en sciences humaines.
En réalité, la chute des ventes de livres en sciences humaines et sociales reste un phénomène très relatif. Elle masque un phénomène plus profond : les grands paradigmes intellectuels sont en train de changer. Les « maîtres à penser » qui ont enchanté la décennie 1970 ont presque tous disparu : Jean-Paul Sartre, Jean Piaget (1980), Jacques Lacan (1983), Michel Foucault (1984), Fernand Braudel (1986)… Chacun voit ce qui est en train de disparaître, la figure de l’intellectuel engagé et le triumvirat structuralisme-marxisme-psychanalyse, sans bien voir ce qui peut y succéder.
À Auxerre, J.-F. Dortier est conscient que les sciences humaines traversent une zone de turbulence. Lui-même a évolué au cours de cette décennie 1980. Il ne croit plus en l’existence d’une théorie suprême qui permettrait d’embrasser la totalité du réel. La lecture des Mémoires de Raymond Aron (1983) a joué un rôle de détonateur : « Je l’avais lu pour le démonter, et c’est lui qui m’a démonté. Ce fut un vrai choc de lecture. Le pluralisme explicatif défendu par Aron m’a convaincu. Toute théorie ultime du monde et de l’homme m’a désormais semblé vaine. » J.-F. Dortier établit un parallèle avec les textes d’Edgar Morin sur la complexité, autre grande révélation intellectuelle. Au moment où il s’apprête à transformer son bulletin en un véritable mensuel, il a deux convictions à défendre sur la scène nationale. D’une part, le temps des grands récits est révolu ; il faut désormais croiser les approches et articuler entre eux les savoirs spécialisés. D’autre part, la pensée ayant horreur du vide, d’autres modèles, d’autres références, d’autres générations de penseurs vont bientôt succéder aux anciens. Bref, une nouvelle époque est en train de s’ouvrir.