Sénèque et les stoïciens La philosophie, un art de la vie

À la fois philosophe, écrivain, moraliste et conseiller – richissime – de Néron, Sénèque est l’un des plus illustres représentants du stoïcisme romain. Son œuvre s’apparente à un programme d’entraînement à la sagesse et au bonheur.

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Il est rare que la personnalité de Sénèque laisse indifférent : si l’on conserve parfois l’image du courtisan milliardaire, c’est aussi celle du martyr de la tyrannie impériale qui reste dans les mémoires. Ancien précepteur de Néron, devenu en 54 son éminence grise, Sénèque tombe en disgrâce huit ans plus tard et est contraint au suicide en 65 sous prétexte de participation à une vaste conspiration sénatoriale. Il incarne au plus haut point cette versatilité des choses humaines, dont les stoïciens apprennent précisément à se prémunir (encadré ci-dessous). Le récit que Tacite nous livre de la mort de Sénèque dans les Annales contribue à faire du philosophe un homme presque sage, appréhendant la mort avec sérénité, conformément aux principes qu’il a toujours défendus : après Tacite, les peintres Luca Giordano, Pierre Rubens ou Jacques-Louis David contribueront à immortaliser la figure du philosophe, qui rejoint dans la mythologie collective la figure de Socrate.

Un philosophe au cœur du pouvoir

Remontons un peu dans le temps. Lucius Annaeus Seneca naît au tout début de notre ère, entre 4 av. J.-C. et 1 ap. J.-C. à Cordoue, dans le sud de l’actuelle Espagne. Issu d’une famille de chevaliers, autrement dit de la bourgeoisie romaine, il vient très jeune à Rome où il reçoit une éducation soignée. Jeune homme, il apprend le droit et la rhétorique, nécessaires pour entrer dans la carrière politique. Mais il côtoie également des philosophes, notamment stoïciens. Cette rencontre avec la philosophie du Portique est déterminante : Sénèque en deviendra l’un des plus beaux représentants, s’efforçant de transmettre la doctrine grecque à ses contemporains et de l’adapter à la culture romaine.

Pourtant, Sénèque n’exerce pas le « métier » de philosophe – c’est la postérité qui retient cela de lui. En effet, dans l’Antiquité, comme l’a montré Pierre Hadot, le philosophe n’est pas celui qui se contente de prêcher une doctrine, mais celui qui la met en pratique dans tous les domaines de la vie. Sénèque s’insurge d’ailleurs contre ceux qui se proclament philosophes sans vivre en philosophes. Pour les Romains de la bonne société, la philosophie n’est donc pas un métier, mais une culture et un art de vivre. En ce sens, loin d’être exclusive des autres fonctions, elle permet de les remplir plus droitement. C’est ce qui explique que souvent, à Rome, les grands philosophes furent des membres de l’élite politique et des hommes d’État. Cicéron fut consul, Sénèque précepteur puis conseiller de Néron, et Marc Aurèle empereur. Plus largement, le Sénat romain était, à l’époque néronienne, un repaire de stoïciens.

Si Sénèque adopte la philosophie dès sa jeunesse, il choisit, sur le plan « professionnel », de s’engager en 31 dans le cursus honorum, ou « carrière des honneurs » – parcours pouvant mener graduellement jusqu’au consulat. Devenu conseiller à la cour de Caligula (37-41), il est très proche de la sœur de l’empereur, Agrippine la Jeune, dont le rôle sera déterminant dans sa carrière politique. En 41, Caligula est assassiné. Son oncle, Claude, lui succède. La roue tourne alors une première fois pour Sénèque qui, détesté de Messaline, la femme de Claude, est condamné à mort pour adultère avec Julia Livilla, la sœur de Caligula. La peine de mort est commuée en sentence d’exil, et Sénèque part huit longues années en Corse, avant d’obtenir son rappel en 49. Entre-temps, Messaline, qui projetait d’assassiner Claude pour prendre le pouvoir avec son amant, l’affranchi Silius, a été exécutée et Claude s’est remarié avec sa nièce Agrippine. Celle-ci fait rappeler Sénèque pour qu’il devienne le précepteur de son fils Néron, alors âgé de 12 ans, auquel Agrippine destine l’Empire. Sénèque s’acquitte de sa mission de 49 à 54, en tentant d’inculquer les principes de la philosophie stoïcienne à son jeune élève. En 54, lorsque Claude meurt empoisonné à l’instigation d’Agrippine, c’est Néron, son fils adoptif, qui monte sur le trône impérial. Sénèque, l’ancien précepteur, devient l’éminence grise du jeune prince ; il guide la politique impériale aux côtés du préfet du prétoire Burrus, stoïcien lui aussi. Dès les premières années du règne, il adresse au jeune empereur un traité sur la clémence (De clementia), dans lequel il propose une refondation éthique du césarisme, espérant voir Néron incarner le bon prince, double du sage stoïcien.

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À cette époque, Sénèque est l’un des hommes les plus en vue à Rome. Il a la faveur d’Agrippine et de Néron. Reconnu pour ses talents littéraires, il développe sa philosophie et, en même temps, sa fortune, qui va devenir immense. Au début de son règne, Néron nomme en effet son ancien précepteur « ami du prince » et lui fait des dons colossaux – ce qui ne va pas sans poser problème : comment prôner la sobriété et le détachement stoïciens par rapport aux choses matérielles lorsqu’on est soi-même immensément riche ? Sénèque fait l’objet d’accusations virulentes et s’en défend dans un de ses traités, De la vie heureuse, où il expose la conception stoïcienne de l’argent (encadré ci-dessous).

Mais la roue tourne, encore une fois, et la relation entre Sénèque et Néron devient de plus en plus délicate. En 59, Néron, agacé de la mainmise de sa mère sur les affaires politiques, la fait assassiner. Sénèque se plie aux caprices impériaux et se charge de justifier ce crime devant le Sénat. Mais la rupture est peu à peu consommée : le nouvel entourage du prince détourne de plus en plus celui-ci du Sénat et de ses anciens conseillers, Sénèque et Burrus. En 62, Burrus meurt et Sénèque entre en disgrâce. Il prend sa retraite politique et se retire autant qu’il le peut dans ses murs pour se consacrer désormais à l’écriture philosophique. C’est, sur le plan littéraire et philosophique, la période la plus riche de sa vie. C’est à ce moment qu’il écrit entre autres ouvrages Recherches sur la nature, traité de physique stoïcienne, et surtout Lettres à Lucilius, probablement interrompues par la mort du philosophe, et dont 124 nous sont parvenues (on sait par Aulu-Gelle que Sénèque en avait écrit davantage, que l’histoire ne nous a pas léguées). En 65 est mise à jour la conjuration de Pison, vaste conspiration sénatoriale contre Néron. Les arrestations se multiplient. Alors même que, selon Tacite, il n’a pas participé à la conjuration, Sénèque est dénoncé et condamné à mort. Rejoint chez lui par un légat du prince, il se suicide devant ses proches, non sans les réconforter et leur rappeler, selon les préceptes stoïciens, que la mort n’est pas à craindre. Le récit de Tacite, volontiers pathétique, contribue à faire du philosophe une icône