Pudeur, honte et poésie : publiée en 1986 en anglais, cette étude sur une communauté de Bédouins d’Égypte (Awlad’Ali) innovait de plusieurs manières. Menée par une femme arabophone, elle explorait dans le détail les mœurs sévères et les principes sexistes en vigueur dans cette tribu d’ascendance arabe : hiérarchie et séparation des sexes, négation de la sexualité féminine, mariages arrangés, polygynie, idéologie du sang et de l’honneur : l’antithèse radicale de tout ce que la modernité affirme comme idéaux. Loin de se révolter, les femmes de cette communauté se posaient volontiers en gardiennes de cet ordre, tout en prenant leur liberté ailleurs. C’est en effet dans un art poétique très particulier, auquel Lila Abu-Lughod consacrait de nombreuses pages, que les sentiments amoureux, les émotions crues et tout ce que la pudeur n’aurait permis en d’autres circonstances trouvaient à s’exprimer, et que l’ordre patriarcal se trouvait quelque peu bousculé. Sentiments voilés inaugurait un style d’anthropologie « des affects » qui fit de nombreux émules, tout en s’insérant dans le débat – typique des années 1990 – sur la « décolonisation » des études culturelles. C’est cependant tout le contraire d’un texte dépassé : son écriture sincère et narrative lui a conservé toute sa fraîcheur.
Marc Olano