Le 27 août 1909, quelque part au large de l’Atlantique, sur un navire qui les emmène aux États-Unis, Freud aurait lancé à Jung, qui, avec Ferenczi, l’accompagne dans ce périple : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste. »
En réalité, Jung ne cite jamais la formule dans ses mémoires, ni aucun autre historien de la psychanalyse. Seul Lacan a rapporté ces propos qu’il racontait à qui voulait l’entendre tenir de… Jung lui-même.
Légende urbaine ou non, une chose est sûre : quand Freud arrive aux États-Unis, pour y faire notamment une communication sur ses Cinq leçons sur la psychanalyse, les Américains sont déjà « contaminés » par la pratique de la psychothérapie que l’on trouve mentionnée dès 1906 dans l’Index medicus de la Bibliothèque américaine. À cette époque, le philosophe et psychologue William James* occupe une place de premier plan dans sa propagation. James a donné ses premiers cours de psychologie à Harvard dès 1872. Sa théorie du pragmatisme, fondée sur la place centrale de l’expérience, a un retentissement tel aux États-Unis qu’aujourd’hui encore elle expliquerait pourquoi, dans la psychanalyse américaine, l’interprétation n’a pas du tout la même importance que l’analyse pragmatique de la relation et l’analyse des affects et agirs qui lui sont liés. Pour James, la signification des mots, prononcés y compris pendant une séance de thérapie, s’actualise dans leurs conséquences pratiques. Autrement dit, « les idées ne sont pas vraies ou fausses. Elles sont ou non utiles ».
Par ailleurs, dans la psychologie selon James, il n’y a aucune place pour la métapsychologie – raison pour laquelle les psychanalystes américains de la première génération verront plutôt d’un mauvais œil les explications dites « mytho-symboliques » freudiennes de l’Œdipe et de la castration. Paradoxalement, aux États-Unis, ce pragmatisme s’accompagne d’un intérêt pour l’irrationalisme. Plutôt que de parler d’inconscient, James lui préfère le terme de subliminal self, sorte de substrat de la conscience et source d’un potentiel de croissance assez proche de ce que le philosophe Henri Bergson nomme « l’élan vital ».
Freud s’empressera, au cours de ses conférences américaines, de faire part de sa désapprobation contre la conception bergsonienne du mental healing, selon laquelle l’esprit, loin d’être limité par la nature, contient de multiples forces créatrices, tandis que l’inconscient, une fois apprivoisé, « libérerait un pouvoir nouveau susceptible de favoriser le bonheur et le succès » (1). Le Viennois estime que ce volontarisme optimiste est à mille lieues de ce que démontre la psychanalyse : l’existence d’une contre-volonté, d’un inconscient qui fait de nous des individus divisés. En outre, il n’hésite pas à stigmatiser ces cures mentales d’inspiration religieuse, qu’il rapproche de la technique des medicine men amérindiens (2).
Quoi qu’il en soit, selon la psychanalyste Hélène Tessier, qui reprend notamment les travaux de l’historien Nathan Hale sur la psychanalyse américaine, « la convivialité de la psychanalyse avec les problèmes de l’époque, tels qu’ils se posaient aux États-Unis, a contribué à ancrer les concepts psychanalytiques dans la culture scientifique et populaire du temps et à la rendre perméable à ses courants les plus influents, notamment au pragmatisme, à l’irrationalisme, et au béhaviorisme ».
Contrairement à ce qui s’est produit à Vienne et dans une grande partie de l’Europe, où Freud tentera de singulariser la psychanalyse par rapport aux autres types de psychothérapie, la psychanalyse représente, dès son introduction aux États-Unis, une thérapie parmi d’autres. À partir de 1913, la psychothérapie à l’américaine s’inspire en effet de principes qui vont progressivement constituer le béhaviorisme, où le comportement observable est le seul objet de la psychologie. Mais aux États-Unis, le béhaviorisme ne s’est jamais présenté, contrairement à la lecture qu’on en fait en France, comme une théorie s’opposant à la psychanalyse. Ainsi, en 1916 (3), John Watson, le père du béhaviorisme américain, se dit convaincu de la justesse des idées de Freud concernant la persistance des habitudes relationnelles acquises dans l’enfance. À l’origine, la pratique psychanalytique américaine « s’apparentait sur bien des points à ce qui serait aujourd’hui considéré comme de la psychothérapie psychanalytique. Ainsi Brill, traducteur de Freud, propagateur de la psychanalyse aux États-Unis dès 1908, administrait à ses patients en analyse un questionnaire de 150 questions, afin de bien connaître leur milieu. Il définissait par ailleurs le transfert psychanalytique dans une perspective cognitivo-béhavioriste, comme un déplacement d’affect d’une personne à une autre, tel qu’il se produit dans toutes les relations de la vie », explique Hélène Tessier.