Spinoza. Une éthique de la joie

Le bien n’est pas une valeur surplombante qui permettrait de juger nos actes. Il est le bon, ce qui nous procure de la joie. Tel est le scandale de la philosophie de Spinoza qui offre non pas une morale du devoir mais une éthique de la joie.

« La connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre que l’affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients », affirme Baruch Spinoza dans son ouvrage principal, L’Éthique. À bien y réfléchir, le scandale de la philosophie spinoziste est tout entier dans ces quelques mots : que le bien nous procure de la joie, et le mal de la tristesse, soit ; mais qu’ils ne soient « rien d’autre » que cela, peut-on véritablement le soutenir ? Un meurtrier réjoui par son crime a-t-il bien agi ? Un homme attristé de risquer sa vie pour défendre son pays se comporte-t-il mal ? Oui, à chaque fois, oui, répond Spinoza. La joie et la tristesse sont le critère ultime du bien et du mal.

 

La puissance de persévérer en notre être


 Mais alors, s’il n’y a pas d’autre moyen de juger moralement une chose que d’être conscient de la joie ou de la tristesse qu’elle nous procure, on tombe dans le pur relativisme des valeurs : sur quoi fonder une éthique, comme y prétend Spinoza, si le seul socle du bien et du mal est le sable bien mouvant des sentiments de joie et de tristesse ?

Ne nous indignons donc pas trop vite, et tentons de comprendre. Pourquoi Spinoza ne conçoit-il comme norme du bien et du mal que les seuls sentiments de joie et de tristesse ? Fondamentalement parce que la morale ne saurait aller à l’encontre même de la vie ; ce pourquoi elle est une éthique d’ailleurs : une éthique de la joie avant d’être une morale du devoir. La vie, selon Spinoza, est la puissance même de la Nature, dont l’homme est une partie : son être est donc constitué par une puissance de penser et de se mouvoir, une puissance d’agir, par l’esprit et par le corps. Or la joie n’est autre que l’augmentation de cette puissance d’agir, l’accroissement de cette vie en nous (la tristesse est sa diminution). Le bien n’est donc pas une valeur qui transcende la vie, et permet de la juger : il n’est autre que ce qui est bon, ce qui nous donne la puissance de persévérer en notre être. Est-ce à dire que Spinoza en finit avec l’idée d’un Dieu source de toutes nos valeurs morales ? Oui et non : Dieu ne saurait être l’origine de nos valeurs si on entend par là un créateur surplombant sa création, ainsi qu’un juge récompensant les bons et châtiant les méchants. Il ne s’agit là que d’une vision anthropomorphique de Dieu, qu’exploite la superstition lorsqu’elle cherche à asseoir son pouvoir sur la crainte de l’invisible. Dieu, bien compris, n’est autre en effet que la Nature même, considérée en son absolue infinité : Deus sive Natura, affirme Spinoza (Dieu, c’est-à-dire la Nature). Dieu ne prescrit donc aucune finalité, ni à la Nature ni aux hommes : il est seulement – mais c’est beaucoup ! – la cause immanente de toutes choses, qui existent en lui, et par lui.