Il en est de certains auteurs comme des grands crus : ils prennent de la valeur avec le temps. Charles Alexis Clérel de Tocqueville (1805-1859) est de ce point de vue exemplaire. De la démocratie en Amérique , en 1835, connaît un succès fulgurant. Nombreux sont ceux parmi ses contemporains qui voient en lui un prodige de la science politique nouvelle qu'il appelle alors de ses voeux. Mais le second volume de son enquête, cinq ans plus tard, bien que beaucoup plus ambitieux, rencontre un accueil nettement plus mitigé. Quant à son troisième grand livre, L'Ancien Régime et la Révolution , publié en 1856, aussi riche et novatrice que soit l'interprétation du phénomène révolutionnaire qui en fournit l'ossature, son originalité est dans l'ensemble mal perçue.
Après sa mort, et pendant la majeure partie du xxe siècle, Tocqueville ne sera plus qu'un classique mineur de la philosophie et de la science politique. Il faut attendre les années 60 et les lectures qu'en propose Raymond Aron dans le cadre de son enseignement en Sorbonne, qui débouchent sur plusieurs livres importants (voir en particulier Les Etapes de la pensée sociologique , 1967), pour que Tocqueville accède progressivement au statut qui est le sien aujourd'hui : non seulement un précurseur de la sociologie, mais un historien de première importance et un philosophe politique parmi les plus grands.
Le plus actuel dans sa démarche est probablement dans sa manière de considérer la démocratie moderne non pas seulement comme un régime politique - ce qu'elle est également - «mais comme un état social tendant à l'égalité». Là réside selon lui le «fait générateur» dont tout, dans nos sociétés, semble découler : la modification des rapports entre les sexes, entre les générations, l'affaiblissement du sentiment de l'honneur... Cette approche a fait de nombreux émules, au nombre desquels le philosophe Marcel Gauchet, dont le dernier livre ( La Démocratie contre elle-même , Gallimard, 2002) est une bonne illustration de ce que peut signifier aujourd'hui étudier la démocratie comme état social.