Toni Morrison : la psychologie de la survie

Comment dépasser le traumatisme de siècles d’esclavage, de ségrégation et d’injustices persistantes ? Comment raconter au-delà de l’amnésie générale ?

«Toi, vieille femme, qui a la chance d’être aveugle, tu sais parler la langue qui nous dit ce que seule la langue peut dire : comment voir sans image. Seule la langue nous protège de l’effroyable des choses sans nom. Seule la langue est méditation. » C’est par cette parabole que Toni Morrison a donné une dimension prophétique à son discours de Stockholm, lors de la réception de son prix Nobel en 1993. En parcourant plus de 300 ans d’oppression sur le sol américain, elle a été le premier écrivain noir à recevoir cette distinction.

La libération en miroir

Toni Morrison a consacré son œuvre à la communauté noire américaine. Elle a écrit sur elle et pour elle, a-t-elle bien souligné, en tant que femme et principalement du point de vue de personnages féminins conjuguant à la fois toutes les formes d’oppression et les forces de libération. « Au milieu du XIXe siècle, le mouvement abolitionniste a engendré les suffragettes ; au XXe siècle, le mouvement pour les droits civiques a engendré celui de la libération des femmes », note-t-elle. L’auteure a ainsi donné une voix à ces femmes autrefois esclaves, dont l’émancipation intime et collective accompagne et inspire celle de toutes les autres. De toute communauté opprimée, comme de celle de l’oppresseur blanc lui-même, prisonnier de sa propre idéologie, dans une jungle métaphorique inquiétante décrite dans Beloved : « Les Blancs croyaient que quelles que fussent leurs manières, sous chaque peau sombre se cachait une jungle… Mais il ne s’agissait pas de la jungle que les Noirs avaient apportée de l’autre endroit, qui lui était vivable. C’était une jungle que les Blancs avaient plantée. Elle poussait. Elle s’étendait… jusqu’à envahir les Blancs qui l’avaient créée. » La libération devenant l’urgence de tous, les romans de Toni Morrison échappent au manichéisme et au cloisonnement, comme en témoignent d’ailleurs leur succès planétaire, interethnique et indépendamment des genres.