Pionnier de l'informatique et ingénieur chez Microsoft, Gordon Bell a un ennemi juré : le papier. Le drame de sa vie est qu'il voue une exécration sans faille aux amoncellements himalayens de paperasse, de factures, de cartes postales, mais qu'il ne peut se résoudre à tout jeter. Parce qu'on ne sait jamais, vingt ans après, ça peut toujours servir. Il a même une pensée pour le dos des écoliers, qui croule sous le poids d'un cartable encombré de manuels insupportablement tangibles.
En 1998, il a trouvé comment surmonter le dilemme : tout numériser. Ainsi l'information se voit conservée, mais pas son support matériel. Dans son ouvrage, il consacre des passages poignants à la description de ses piles de documents fondant au fil des mois sur ses étagères. Depuis 2002, il respire : il ne conserve pas le moindre papier. Il a engagé une assistante qui, pendant des années, a consacré ses journées à scanner tous les documents scrupuleusement conservés pendant des décennies par son maniaque de patron. Attention, tous deux ont également scanné tous les objets possibles si leur taille le permettait ; dans le cas contraire, ils ont numérisé leur photographie. Gordon Bell a même stocké les 150 000 pages Web qu'il a visitées. En un mot, il pratique le lifelogging, ou enregistrement de sa vie entière. Une de ses collègues, qui en avait assez de perdre ses lunettes, a créé le SenseCam, un appareil qui se porte autour du cou et qui photographie tous les changements de l'environnement. Evidemment, Graham Bell en a un. Avant de subir un pontage coronarien, il a bien fallu s'en délester : mais qu'on se rassure, sa compagne a pris le relais pour immortaliser l'entrée au bloc opératoire. Il n'est pas le seul à prôner le lifelogging : Deb Roy, chercheur du MIT, et son épouse ont par exemple accepté d'être filmés et enregistrés en permanence, dans toutes les pièces de leur maison, durant les trois premières années de la vie de leur fils. Mais c'est pour la bonne cause, afin de mieux observer les plus infimes détails présidant à l'apparition du langage.