Transmettre, hériter, innover

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Tout héritage vieillit-il comme le bon vin ? Spontanément, nous avons tendance à penser que le temps donne de la valeur aux objets ou aux traditions – s’ils ont traversé les générations, c’est qu’il devait y avoir une bonne raison de les conserver ! Obligation est ainsi faite aux héritiers de préserver leur patrimoine, autant que possible à l’identique. Pourtant, ils ne pourront pas empêcher les altérations du temps. Les cathédrales françaises, par exemple, étaient au Moyen Âge des bâtiments colorés, luxuriants et chatoyants ; elles n’avaient rien à voir avec les austères « bibles de pierre » actuelles. Conserver cet héritage tel quel aujourd’hui, au lieu de restaurer ses couleurs et de lui redonner vie, le fige dans un état qui n’a paradoxalement jamais été le sien.

« Assumer un héritage n'empêche pas de le questionner », renchérit la rabbine Delphine Horvilleur dans le journal La Croix (31 décembre 2022). « C'est comme la soupe de nos grands-mères : le secret, c'est de ne jamais la reproduire à l'identique, d'y introduire un petit twist, une nouvelle épice. La transmission est toujours un subtil équilibre entre fidélité et infidélité. » Dans un même esprit, le philosophe Jacques Derrida se définissait comme « un amoureux de la tradition qui voudrait s’affranchir du conservatisme 1 ». Il préconisait non pas de préserver mais de toujours « réaffirmer » notre héritage : « Réaffirmer, qu’est-ce que ça veut dire ? Non seulement l’accepter, cet héritage, mais le relancer autrement et le maintenir en vie. »

Comment substituer une logique de la « relance » à celle de la conservation ? Le Japon nous offre peut-être une belle illustration. Le sanctuaire d’Ise est l’un des temples shintoïstes les plus sacrés et les plus anciens du pays. Tous les vingt ans, il est entièrement démonté et reconstruit sur un site voisin ; de nombreuses pièces et matériaux sont entièrement changés au fil de l’opération. Outre qu’il symbolise un cycle de mort et de renaissance, ce rituel part du principe que la matière brute est finalement moins importante à préserver et à transmettre que les techniques et les savoir-faire qui ont permis de le bâtir. De ce point de vue, on réinvente à chaque instant ce qui nous est transmis.