Travail : le poids des clichés

Trop émotives, peu solidaires entre elles, moins investies dans l’entreprise… les idées reçues concernant les femmes au travail ont la vie dure. Avec de lourdes conséquences pour leur carrière…

Pour comprendre ce que vivent les femmes dans leur activité professionnelle, il a d’abord fallu trouver des « psys » qui s’intéressent à la fois au travail… et aux éventuelles spécificités féminines en la matière. Premier constat : ils sont rares. « En effet, il n’y en a pas assez, c’est assez dramatique, confirme Pascale Molinier 1, psychologue et professeure de psychologie sociale. C’est se dévaluer deux fois au regard de la profession : une fois par le travail, parce que c’est trivial comme objet, et une deuxième fois en s’intéressant aux femmes. Résultat : les vocations sont rares. »

Crêpages de chignons ?

« Nous savons, sociologiquement, que les femmes se retrouvent souvent dans les mêmes secteurs d’emploi : métiers du soin, de l’assistance sociale, éducation et emplois de bureau », poursuit Pascale Molinier. Même si la division du travail fluctue selon les époques. Ce qui explique sans doute, du moins en partie, pourquoi notre imaginaire est souvent bien peuplé d’images de « crêpages de chignons », d’insupportables médisances, entre autres formes péjoratives de rivalités féminines (cf. Le Cercle Psy n° 18). En effet, les femmes sont forcément en rivalité entre elles… puisqu’elles travaillent généralement ensemble. « Les conflits au travail existent partout… Chez les hommes ils sont perçus comme ‘‘virils’’. Mais chez les femmes, cela devient des ‘‘conflits de femmes’’. Sauf que ce n’est pas parce que ce sont des femmes qu’elles sont forcément toujours d’accord entre elles. On rate les enjeux pour lesquels elles s’engueulent, qui n’ont rien à voir avec le fait qu’elles sont des femmes. »

La délicate valse des émotions

On pense par ailleurs souvent qu’elles sont plus susceptibles d’exprimer des émotions sur leur lieu de travail, où elles n’auraient a priori rien à faire. Pascale Molinier rappelle cependant que les émotions peuvent aussi servir le travail. « Si vous êtes infirmière, elles sont plutôt les bienvenues… Parce que si vous êtes froide, ce n’est pas idéal pour le patient. » Les émotions peuvent aussi être sollicitées, et même exploitées, dans d’autres secteurs, notamment dans les « call centers » où les femmes sont « coachées » pour répondre d’une « voix souriante ». « L’objectif est de produire la prestation émotionnelle qui convient pour la vente qu’elles sont censées assurer. Mais attention ! Il faut que ça soit contrôlé. Il y a une gamme d’émotions que l’on a le droit, ou non, d’exprimer. » Quid des secteurs où l’impassibilité s’impose ? « Les femmes doivent y faire un apprentissage, que les hommes font aussi mais qui est congruent avec leur masculinité : ne pas avoir d’état d’âme n’est pas quelque chose qui rend moins masculin. Si cela arrive chez une femme, non seulement on ne la trouvera pas sympathique, mais en plus on commencera à la soupçonner de ne pas être une ‘‘vraie femme’’… D’avoir des problèmes d’identité. » La psychologue cite notamment les travaux de thèse de la sociologue Isabel Boni-Le Goff, sur les femmes consultantes 2 qui, pour « passer pour des hommes » dans des milieux masculinisés, doivent par exemple à poser leur voix pour la rendre moins aiguë. Si tout le monde doit se transformer pour travailler, Pascale Molinier pointe « les contradictions que cela crée avec la sphère érotique et dans l’éducation des enfants. Si vous devez rester imperturbable toute la journée, cynique, quand vous devez ensuite vous occuper de vos enfants, il n’est pas évident de retrouver le chemin vers l’empathie. Idem lorsque vous mentez effrontément aux clients : comment apprendre à vos enfants ensuite qu’il ne faut pas mentir… » Les hommes ne sont-ils pas aussi préoccupés par cette contradiction ? « Ils ne s’occupent pas de la même manière de leurs enfants. »

Le piège de la conciliation

S’il y a un thème qui ramène chaque femme à son statut de femme, qu’elle soit jeune ou moins jeune, désirant ou non une famille, s’occupant ou non de ses parents vieillissants, c’est bien la conciliation. Le premier réflexe de Pascale Molinier d’ailleurs, lorsqu’on associe « femmes » et « travail », est bien de rappeler que pour nombre d’entre elles, « il y a à la fois le travail salarié, et le travail domestique ». Plus encore, pour Dominique Lhuilie 3, professeure émérite en psychologie du travail (CNAM), vie professionnelle et vie extraprofessionnelle ne sont généralement pas clivées de la même manière selon le genre. « Pour les hommes, la séparation entre les deux semble plus fréquente… Car pour prétendre à une carrière, dans un monde où ils ont longtemps été seuls, le monde du travail demande qu’on suspende toutes les autres sphères de vie, pour n’être plus qu’un travailleur… Mais personne n’est jamais que ça, y compris sur le lieu de travail. C’est une fumisterie que de considérer que ce qui relève du non professionnel est un parasite pour le travail, alors que c’est aussi là que l’on puise des ressources face à ses complexités. »

Elle se demande en outre, à propos du fameux plafond de verre, s’il ne faudrait pas aussi interroger la difficulté, fréquente pour les femmes, « de s’identifier à des fonctions qui pourraient les amener à perdre une partie de la diversité de leurs investissements et attachements », hors travail rémunéré. « Cela peut provoquer une certaine réserve à l’idée que tout cela serait si désirable, finalement. » Et de se demander : « La construction de l’Humanité ne relève-t-elle que du travail ? Quelle place veut-on donner à d’autres activités, que l’on peut aussi considérer comme travail bien que non reconnues comme telles, au niveau domestique, parental, intergénérationnel… Que fait-on de cela dans un modèle centré sur le travail ? » Et d’inviter à ne pas se laisser réduire à une seule sphère. « Nous voyons bien que quand le travail se perd, et que l’on n’a rien d’autre au monde, c’est une catastrophe. »

Des corps au travail

« Les femmes restent des corps dans l’espace salarial », ajoute par ailleurs Pascale Molinier. Des corps que l’on peut s’approprier, qui vieillissent, qui ont des humeurs… » Des corps encore trop souvent mal à l’aise, convoités, parfois soupçonnés de « promotion canapé ». Et frappés d’un tabou : celui des règles, parfois très douloureuses et invalidantes, notamment dans le cas d’une endométriose. Une problématique généralement impossible à mentionner sur le lieu de travail. Cette question en rejoint une autre, plus générale, pour Dominique Lhuilier : « la possibilité de dire, d’entendre, de discuter et donc de reconnaître la vulnérabilité ». Souvent vue comme l’apanage des femmes : « C’est pratique. Mais ça conduit les hommes à dénier la leur. »