Je me souviens de ma perplexité quand je me suis trouvé dans l’obligation d’usage de faire ce « rapport de comportement ». C’était l’une de mes premières expériences en travail social, avant même de devenir éducateur spécialisé. Le rapport concernait deux petites filles, accueillies en urgence dans un foyer de l’enfance : la veille, elles avaient été spectatrices du meurtre de leur mère sous les coups de leur père.
Plus de trente ans après, je revois ces petites filles et le sentiment d’absurdité qui m’a envahi. Après quelques semaines de séjour dit « d’observation », ma mission consistait à décrire la manière dont ces deux petites se comportaient dans le groupe d’enfants, avec les adultes qui les entouraient, si elles acceptaient ou non les règles de vie collective, quelles étaient leurs capacités d’autonomie relativement à leur âge, si elles se sentaient bien ou mal en collectivité, si elles allaient volontiers à l’école et autres choses de ce genre correspondant à « la grille d’observation » en vigueur au foyer de l’enfance. Il s’agissait aussi de proposer une orientation, dans un autre établissement ou une famille d’accueil, qui corresponde au mieux à leurs « besoins éducatifs » supposés.
Bien qu’étant réputé avoir « la plume facile », les mots, cette fois, ne me venaient pas. Quoi dire et de surcroît écrire qui puisse avoir un sens dans de telles circonstances ?
Les différents professionnels à qui j’ai fait part de ma difficulté la mettaient au compte d’une « distance insuffisante avec les enfants », d’une « trop grande identification », du contact un peu « brutal » avec cette situation sociale. Autant de raisons valables dans la grammaire professionnelle en vigueur, que l’expérience et la formation se chargeraient bientôt de m’apprendre…
Malaise des professionnels
Toutefois, ces raisons ne suffisent pas à expliquer le malaise rencontré : ni l’évidente « innocence professionnelle », ni l’exemplarité dramatique de la situation, encore moins une difficulté d’écriture au sens scolaire. Je faisais face à une difficulté structurelle qui se retrouve dans la plupart des situations d’écriture auxquelles les travailleurs sociaux sont confrontés, et qui explique sans doute pourquoi les écrits professionnels constituent un problème pour 75 % d’entre eux. Parler des autres, c’est aussi parler de soi. Un rapport d’intervention ou de comportement ne se résume pas à une communication administrative d’informations. C’est aussi rendre lisible pour soi-même et pour autrui une pratique et un travail de relation dans ses avancées ou ses difficultés. C’est donc mettre en jeu tous les constituants de la professionnalité, du positionnement dans la relation à autrui aux référents théoriques sur lesquels s’appuient les savoirs professionnels.