Trouble bipolaire : une imposture ?

Trouble bipolaire I, II, III... De quoi s'agit-il exactement ? Est-ce simplement une nouvelle façon de nommer la psychose maniaco-dépressive d'antan ? Ou s'agit-il d'un diagnostic vraiment plus précis ? Et si tel est le cas, n'est-il pas suspect qu'il concerne aussi bien des adultes déprimés,des enfants turbulents et des vieillards souffrant d’Alzheimer? A partir de la lecture de Mania. A Short History of Bipolar Disorder (David Healy, The Johns Hopkins University Press, 2008), Mikkel Borch-Jacobsen remonte à la source du "marketing du trouble bipolaire". Sur le banc des accusés : l'industrie pharmaceutique. 

Texte paru dans la London Review of Books du 7 octobre 2010

 

Tôt dans la matinée du 13 décembre 2006, des officiers de police de la petite ville de Hull, près de Boston, se présentèrent devant la maison de Michael et Carolyn Riley pour répondre à un appel. A l’intérieur, ils trouvèrent la petite Rebecca, âgée de 4 ans, étalée sans vie sur le plancher près de son nounours. Rebecca avait été diagnostiquée deux ans plus tôt comme souffrant de trouble bipolaire et elle venait de mourir d’une overdose du cocktail de médicaments que lui avait prescrit sa psychiatre, le Dr. Kayoko Kifuji. Rebecca prenait du Seroquel, un puissant antipsychotique, du Depakote, un anticonvulsant, et de la Clonidine, un hypotenseur utilisé comme sédatif.

Les parents de Rebecca furent immédiatement inculpés pour homicide, mais la question se posait également de la responsabilité du médecin dans cette tragédie. Par quelle aberration avait-elle pu prescrire à une enfant de deux ans des médicaments psychotropes destinés d’ordinaire à des psychotiques en phase maniaque? Pourtant, le Tufts-New England Medical Center où était soignée Rebecca fit paraître un communiqué de presse qualifiant le diagnostic et le traitement du Dr. Kifuji d’ “appropriés and conformes aux standards professionnels responsables.” (1) Interrogée par le Boston Globe, le Dr. Janet Wozniak, directrice du Pediatric Bipolar Program au Massachusetts General Hospital, abonda dans le même sens: “Nous recommendons un diagnostic et un traitement précoces, car les symptômes du trouble [bipolaire] sont extrêmement débilitants et handicapants. […] Ils nous incombe en tant que professionnels de mieux comprendre quels sont les enfants non encore scolarisés qu’il convient d’identifier et de traiter de façon agressive.” (2) Le 1er juillet 2009, un grand jury du comté de Plymouth abandonna toute poursuite criminelle contre le Dr. Kifuji.

Comment en est-on arrivé là? Dans son dernier livre, Manie. Une brève histoire du trouble bipolaire, le psychiatre et historien David Healy n’hésite pas à remonter jusqu’aux Grecs et aux Romains pour tenter de le comprendre. Il y a de bonnes raisons à cela. Bien peu de personnes avaient entendu parler du trouble bipolaire avant qu’il soit introduit en 1980 dans le DSM-III, le manuel diagnostique de l’Association Psychiatrique Américaine, et c’est seulement en 1996 qu’un groupe de médecins du Massachusetts General Hospital animé par Joseph Biederman et Janet Wozniak émit l’hypothèse d’un trouble bipolaire caché chez les enfants diagnostiqués comme souffrant de trouble de l’attention avec hyperactivité. Pourtant, quiconque google “trouble bipolaire” sur Internet a toutes les chances d’apprendre que cette maladie est vieille comme le monde. C’est juste, nous dit-on, un nouveau nom pour ce qu’on appelait auparavant la psychose maniaco-dépressive , un trouble de l’humeur se caractérisant par une alternance d’états d’hyperactivité maniaque et de dépression profonde qui était déjà décrit par Hippocrate et d’autres médecins antiques. Pour faire bonne mesure, on ajoute souvent que Newton, Van Gogh, Schumann et Boltzmann en souffraient et même lui devaient leur génie (on trouvera sur Wikipédia une liste complète de célébrités bipolaires). Le lecteur en retire forcément l’impression que le trouble bipolaire est une maladie connue depuis toujours, dont il n’y a pas à s’étonner qu’on puisse la diagnostiquer chez une enfant de deux ans.

Healy n’a aucune peine à montrer qu’il s’agit là d’une illusion rétrospective comme il y en a tant en histoire de la psychiatrie. Les Grecs parlaient bien de “manie” (mania) et de “mélancolie” (melancholia), mais ces termes recouvraient toutes sortes de délires hyperactifs et de stupeurs léthargiques dont la majorité étaient vraisemblablement causés par des états infectieux ou post-infectieux, ou peut-être encore par la maladie de Parkinson ou l’hypothyroïdisme. Les médecins antiques s’en tenaient aux manifestations visibles, physiques, des maladies qu’ils décrivaient, de sorte que nous n’avons aucun moyen de savoir si ces manifestations correspondaient à ce que nous conceptualisons de nos jours sous le nom de trouble bipolaire. Lors même qu’ils établissaient un lien de consécution entre mélancolie et manie sans fièvre, comme chez Soranus d’Éphèse et Aretaeus de Cappadoce, ils se peut fort bien qu’ils aient décrit des fluctuations d’agitation psychotique sans rapport avec des alternances d’humeur.

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Pour que la bipolarité au sens moderne puisse être repérée, il a fallu attendre que se dégage la possibilité de troubles de l’humeur sans délire ou troubles intellectuels – autrement dit, une redéfinition profonde de ce qu’on pensait jusque-là sous le nom de folie. Ce développement commence au début du XIXe avec les “monomanies affectives” d’Esquirol (notamment la “lypémanie”, première élaboration de ce qui deviendra notre moderne dépression) et aboutit en 1882 à la “cyclothymie” et la “dysthymie” de Kahlbaum, deux troubles de l’humeur que leur promoteur distinguait fermement de ce qu’il appelait la “folie (Irresein) cyclique”. Il a fallu aussi qu’on soit en mesure d’observer et de comparer le cours des divers troubles psychiques sur la durée, ce qui n’a pu se faire, souligne à juste titre Healy, qu’à partir du moment où l’on a regroupé les malades mentaux dans des asiles. Avant cela, il eût été impossible de différencier, comme le firent simultanément Jean-Pierre Falret et Jules Baillarger en 1854, une “folie circulaire” ou “à double forme” caractérisée par une alternance régulière d’excitation maniaque et de dépression mélancolique. A partir de là, il restait à Emil Kraepelin de nouer tous ces fils dans ce qu’il proposa d’appeler en 1899 la “psychose maniaco-dépressive”, en la distinguant de la “démence précoce” (rebaptisée plus tard “schizophrénie” par Eugen Bleuler).