Un devoir de liberté

Quand Internet permet une information en temps réel, la presse écrite conserve des délais d’impression. Pour un mensuel comme Sciences Humaines, il s’écoule plus de deux semaines entre le bouclage et la parution en kiosques. C’est un problème si on ambitionne de couvrir les soubresauts de l’actualité. En l’occurrence, j’écris ces lignes avant le premier tour des élections législatives anticipées ; j’ignore donc comment la France sera gouvernée au moment où vous les lirez. Mais c’est aussi une chance. Ce sas temporel offre le luxe du temps. Il incite à proscrire les idées qui pourraient sombrer dans la caducité entre la rédaction et la publication. D’opposer à l’hystérisation du débat public le calme d’une démarche qui s’efforce de sonder la profondeur des choses. De s’imposer à soi-même, contre les sujets dictés par l’air du temps, un devoir de liberté.

Si Sciences Humaines ne chronique pas directement l’actualité chaude, il cherche cependant à penser notre époque. Dans un système médiatique qui privilégie le « live » et le clash, non sans répercussions sur la démocratie, notre rédaction puise son originalité dans le dialogue entre journalistes et chercheurs. Lire et réfléchir, en croisant les sciences sociales, l’histoire, la psychologie, l’éducation, etc. Ces lumières d’orientations variées ne fournissent pas seulement des éclairages. Elles fondent une ligne éditoriale. Elles dessinent une philosophie émancipatrice qui pourrait se résumer en une phrase : l’humanité est multidimensionnelle. Oui, nous sommes des êtres biologiques, avec nos corps, nos gènes, nos apparences, mais aussi des êtres narratifs, constitués d’histoires et de rêves ; des êtres psychologiques dont les émois glissent tantôt dans la sphère sociale ; des Homo œconomicus aux calculs rationnels ; des êtres politiques dont les valeurs s’affrontent pour infléchir le cours du monde. Nous sommes tout cela à la fois.

Ce mois-ci, nous bousculons le sommaire pour rendre compte d’une nouvelle génération de recherches sur cette France qui vote pour le Rassemblement national. Mais nous maintenons aussi nos rubriques, et tous ces sujets que vous ne lirez pas ailleurs. Il y sera question, outre de politique, de désamour et réinvention de soi, d’Indo-Européens et de « visio » avec mamie, de Lucrèce et de Jeux olympiques pour dopés, de vieilles fringues et de néoromantisme. Nous y percevrons des raisons de s’inquiéter, mais aussi d’espérer de l’inépuisable matière humaine. Nous avons enfin maintenu notre dossier sur un sujet tout neuf en psychologie, la « niaque ». Cette disposition, alchimie de persévérance et de passion, est un antidote aux déterminismes. Puissance d’agir, elle prend mille formes qui résonnent avec notre époque : le désir d’apprendre, la combativité sportive, la ténacité individuelle et collective, la force morale, la révolte contre le malheur, l’esprit de résistance.