Un être humain, ça se trompe énormément

L’Homme, un animal doué de raison ? 
Il est maintenant prouvé que nous réfléchissons le plus souvent en dépit 
de la logique. 
Faut-il vraiment 
s’en affliger ?

Si vous ne connaissez pas l’homo œconomicus, dépêchez-vous de le rencontrer tant qu’il remue encore. Jusqu’au tournant du siècle, il était le modèle du sujet autonome, se déterminant selon « l’utilité espérée » de ses choix, c’est-à-dire agissant au mieux de ses intérêts, surtout financiers. Égoïste, rationnel et constant. La figure de proue de l’économie néoclassique. C’était simple. C’était beau. C’était faux.

Vade retro, œconomicus !

Les psychologues eux-mêmes ont longtemps été partagés à propos de ce modèle. On se doute bien que les psychanalystes, toujours enclins à chercher les pulsions, les motivations inconscientes, la part d’ombre, avaient de quoi se montrer sceptiques face à un sujet supposé aussi futé et clairvoyant. Mais d’autres y croyaient, à commencer par les cognitivistes, pour lesquels la pensée humaine fonctionnait comme un ordinateur, traitant de l’information en enchaînant les algorithmes.

Certains modèles des années 1980 (comme la logique naturelle de Braine* ou la théorie des schémas pragmatiques de raisonnement de Cheng et Holyoak*) nous dépeignaient comme des manipulateurs de règles formelles, ou de représentations (c’est le cas de la théorie des modèles mentaux de Johnson-Laird*). Dès les années 1960, d’autres cognitivistes avaient toutefois fissuré le bel édifice, tel Peter Wason avec sa « tâche de sélection ».

On présente quatre cartes à des quidams. Chacune est marquée d’une lettre ou d’un chiffre, par exemple D, F, 7 et 5. La consigne ? « Quelles cartes devez-vous retourner pour vérifier la règle suivante : S’il y a un D au recto d’une carte, il y a un 7 au verso ? »

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On peut considérer le problème dans tous les sens, il n’y a qu’une seule réponse valable d’un point de vue logique : il faut retourner le D et le 5. En d’autres termes, il faut chercher ce qui peut infirmer la règle, pas la confirmer. Sinon, on tombe dans un « biais de confirmation » (voir article p. 18). Il fallait le savoir, direz-vous !

Certes, 80 % d’entre nous l’ignorent, et n’en ont aucune intuition. Nous nous trompons sans même avoir l’excuse d’être égarés par l’émotion. Il n’y a aucun mal à cela, parce que nous ne sommes tout simplement ni des logiciens ni des statisticiens naturels, à l’inverse de ce qu’avance la théorie de l’homo œconomicus. Celle-ci subit son coup de boutoir le plus dévastateur en 2002, quand le psychologue américano-israélien Daniel Kahneman reçoit le prix Nobel d’économie (voir entretien p. 20). Au début des années 1970, dans les travaux réalisés avec son collègue Amos Tversky, décédé en 1996, il a mis en lumière les raisonnements intuitifs que nous mettons en œuvre au quotidien, les « heuristiques ». Elles ressemblent à de la logique, mais c’est de la monnaie de singe : elles sont grossières et approximatives. Dans la vie de tous les jours, cependant, elles suffisent bien. On peut donc les employer sans trop de dégâts, pour nous épargner de fastidieux et consciencieux raisonnements qui seraient peut-être plus précis, mais qui nous épuiseraient et nous paralyseraient.