Un historien en terres étrangères Rencontre avec Sanjay Subrahmanyam

En mettant en connexion les récits du passé, l’historien indien Sanjay Subrahmanyam vient d’entrer au Collège de France. Il dévoile les lointaines racines de notre monde actuel. 
Rencontre avec un globe-trotter des archives.

Derrière la barbe brille un regard malicieux. L’historien d’origine indienne Sanjay Subrahmanyam a été intronisé pape de l’histoire connectée, un terme qu’il a forgé en référence à une œuvre marquée par l’attention portée aux liens entre de multiples archives, issues de plusieurs continents. Sa réflexion, qui passe souvent par l’étude de parcours individuels, interroge surtout l’étranger, celui qui a quitté son pays pour partir ailleurs, celui qui fait lien entre la culture dont il est originaire et celle où il s’est temporairement fixé. De là à penser que ses livres renvoient en miroir l’image de son parcours d’Indien ballotté entre trois continents, ayant enseigné à Delhi, Paris, Lisbonne, Oxford, Los Angeles… Avant de revenir vers Paris l’an dernier, accueilli au Collège de France, où s’est déroulé cet entretien. Et où ce polyglotte (il a travaillé sur des archives en une douzaine de langues) a inauguré en avril 2013 la chaire d’« Histoire globale de la Première Modernité ».

Dans votre dernier livre, Comment être un étranger, se succèdent trois biographies. On y voit d’abord un prince musulman indien retenu en otage de 1540 à 1570 par les Portugais dans leur citadelle de Goa ; puis un Anglais penseur et diplomate, prince à Ispahan, amiral en Espagne ; enfin un marchand vénitien, artilleur, médecin amateur et arpenteur de l’Inde. Pourquoi un tel ouvrage ?

Je voulais explorer le problème du malentendu culturel, qui m’intéresse depuis longtemps. Il existe plusieurs façons d’aborder ce thème, et j’ai décidé de me centrer sur trois personnages. En retraçant leur parcours, je souhaitais trianguler ces hommes, très dissemblables, pour mettre en perspective les notions de migration, de victimisation, d’éloignement et d’introspection.

Il faut dire que j’ai une préférence pour des études très précises de parcours individuels. Au départ, je n’avais que deux personnages, ceux des premier et troisième chapitres. Un prince musulman retenu en otage par les Portugais en Inde au XVIe siècle, et un Vénitien se présentant comme médecin sans en avoir trop la formation. Le chapitre du milieu a été construit pour faire l’équilibre entre les deux autres. J’ai choisi un personnage assez connu pour cela, Anthony Sherley, mais j’ai choisi un angle assez différent de celui des travaux antérieurs. J’ai centré mon étude sur sa carrière, en la rapportant à sa pensée politique, parce que je trouve que dans l’histoire des idées, on passe trop de temps à revenir sur les mêmes personnages, Bodin, Locke, etc. J’ai donc imaginé qu’il était plus simple de prendre quelqu’un qui n’était pas connu pour avoir pensé le monde, mais pour avoir contribué à le faire.

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Ces gens ont en commun d’être des figures de l’altérité. Ils vont ailleurs, louer leurs services à des cours lointaines, ils agissent dans une sphère plutôt élevée, mais ont en commun de rester des étrangers…

En même temps que Comment être un étranger a été publié un autre ouvrage sur la figure de l’étranger. Il est intéressant de voir les manières de procéder. Lucette Valensi 1 a une vision d’ensemble sur toute une série de personnages, mais elle privilégie une synthèse au travail d’archives. Elle insiste beaucoup sur une notion que je ne trouve pas forcément convaincante, en pariant sur l’anachronisme. Son approche des musulmans d’hier est justifiée par la vision que l’on a des musulmans aujourd’hui – et le fait qu’ils soient considérés par certains en Europe comme un « problème ». Ce n’est pas ma façon de faire, je n’ai pas choisi ces personnages en fonction de leur présentisme. Pour moi, l’étranger est celui qui incarne une altérité culturelle basée sur une distance assez conséquente. Et cette distance est caractéristique de l’époque de la Première Modernité 2 sur laquelle je travaille.