Jardins clos, volets à battants, invention des rideaux, verrouillage des chambres et des salles de bains : c’est au mitan du 19e siècle que s’est érigé, selon les historiens, le « mur de la vie privée ». Tout a été mis en œuvre pour préserver les intérieurs de la curiosité des voisins, de l’intrusion du travail et du regard de l’État. Ce phénomène architectural trouvait un prolongement dans l’organisation juridique de la société. « La vie privée doit être murée, résumait Émile Littré dans son dictionnaire. Il n’est pas permis de chercher à savoir ce qui se passe dans la maison d’un particulier. »
Ce mur de la vie privée s’est progressivement fissuré. Il est aujourd’hui percé de vastes ouvertures. L’État s’y immisce au nom de l’intérêt général. Les technologies digitales favorisent le traçage des données personnelles. Nous-mêmes enfin participons activement à sa ruine : nous exposons sur les réseaux sociaux notre quotidien, nos humeurs et affects, animés par un puissant désir de visibilité. Beaucoup s’inquiètent de ce mouvement, sans vraiment s’en prémunir. D’autres s’en réjouissent : après tout, le chez-soi n’est pas toujours le havre de quiétude et de liberté décrit par la bourgeoisie du Second Empire. C’est aussi un lieu de violence, d’enfermement et d’inégalités, et les secrets qui s’y logent ne sont pas toujours heureux. À quoi le bon le préserver des regards ?
C’est ainsi que le scénario dépeint par George Orwell dans 1984 – une société dominée par une surveillance s’insinuant jusque dans nos pensées –, perçu hier comme cauchemardesque, suscite désormais l’indifférence, voire l’envie : « Je rêve d’une humanité où nous serions tous les témoins les uns des autres », confiait récemment une jeune influenceuse au micro de France Culture 1. Façon de revendiquer, contre les générations précédentes, que l’exposition de soi n’est pas forcément (ou pas seulement) un signe de narcissisme : c’est aussi une manière intimiste de se lier aux autres, dans un monde de connexion généralisée.
Dans ce contexte inédit, une responsabilité pèse sur chacun d’entre nous : choisir ce qu’on dévoile et ce qu’on garde pour soi, décider de s’exhiber ou se déconnecter, parler à tous ou à un petit cercle choisi, protéger ses données ou laisser faire les GAFAM. Dans ces alternatives, ce sont nos affiliations, nos appartenances et nos façons de vivre ensemble qui sont en jeu. C’est la société qui se donne à lire.
Héloïse Lhérété

DIRECTRICE DE LA RÉDACTION