La condition humaine veut que chaque individu se débatte tant bien que mal pour trouver sa place, construire un projet, définir son identité – bref, donner un sens à sa vie – avant l’échéance ultime de la mort. Tels des Sisyphe poussant notre rocher d’angoisses, de doutes et de galères quotidiennes, nous avançons dans l’existence avec l’exigence – humble et ambitieuse à la fois – de faire en sorte que notre passage sur Terre ne soit pas vain. C’est-à-dire, au minimum, qu’il nous ait permis d’être « soi ». Tâche hautement compliquée.
Imaginez désormais qu’en plus de ce rocher lourd comme cinq camions – dont la poussée vous a été imposée –, on vienne ajouter dans votre chaussure un caillou. De ceux-là même qui vous font mal, vous blessent, vous déséquilibrent… Sans que vous n’ayez rien demandé, une nouvelle fois. Un caillou qui ne se trouve pas dans la chaussure de vos voisins. Et qui restera là pour le restant de votre vie. Bienvenue dans l’équation existentielle des personnes vivant avec une maladie chronique, qu’elle soit physique ou mentale.
S’approprier la maladie
Par définition, la maladie chronique est une affection de longue durée. Elle peut durer tout au long de la vie, avec des symptômes graves parfois incurables, des alternances de périodes d’accalmie et de rechute, et une possibilité qu’elle empire avec le temps. Il peut s’agir de diabète, d’asthme, d’épilepsie, de cancer, d’accidents vasculaires cérébraux, de sida… ou de troubles mentaux tels que la schizophrénie, l’anxiété généralisée ou la dépression. Les maladies chroniques toucheraient près de 20 % de la population en France 1, et seraient la première cause de mortalité dans le monde, responsables de 63 % des décès (dont près d’un tiers à moins de 60 ans) 2.
Si la médecine moderne dispose de traitements performants pour contrer la maladie, leur efficacité dépend largement du mode de vie dans lequel s’inscrit la personne, à travers des aspects aussi bien cognitifs, affectifs et sociaux. Avoir une maladie chronique, c’est devenir une autre personne, pour le dire autrement. S’installe alors un déséquilibre existentiel qui crée de l’incertitude.
Dans le cas d’une maladie physique, le changement nécessité par la maladie peut s’assimiler au deuil : la personne passe par une série d’étapes avant l’acceptation de la maladie. L’annonce du diagnostic provoque tout d’abord un choc qui amène la personne à repousser la nouvelle, à ne pas y croire, dans un mécanisme auto-protecteur. Mais très vite, cette « incrédulité passagère » s’efface pour laisser place à de la « révolte » : la personne veut donner du sens à ce qui lui arrive, et peut en venir à accuser les circonstances ou des personnes pourtant non responsables de la situation. Elle doit alors s’efforcer de mobiliser sa « capacité dépressive », c’est-à-dire sa capacité d’entrer en contact avec ses émotions et de disposer de ses ressources après un temps d’observation de sa vie intérieure (il ne s’agit donc pas de dépression clinique, au contraire). La personne est alors mûre pour intégrer la maladie à son existence, à accepter son nouvel état. Pour certains, cependant, la menace représentée par la maladie est telle qu’ils s’engagent dans un mécanisme de déni, en niant l’existence même de la maladie. Ils peuvent aussi être dans le refus, en reconnaissant intellectuellement la maladie, mais en niant l’émotion qu’elle suscite 3. L’appropriation de la maladie est dans ce cas plus difficile, pouvant entraîner une non-adhérence au traitement et des problèmes de santé graves.