Vous inscrivez vos travaux dans le cadre de la neuro-esthétique. En quoi consiste-t-elle ?
C’est la discipline qui étudie, d’un point de vue cognitif et neuronal, la perception d’une œuvre d’art. Elle se concentre essentiellement sur les œuvres picturales, par exemple en observant avec un oculomètre la manière dont le regard se déplace dans un tableau. Je travaille sur la perception d’un spectacle théâtral, et sur l’émergence d’une réalité fictionnelle parallèle à celle du sujet lui-même. La Harpe, dès le XVIIIe siècle, présentait la question fondamentale qui sous-tend l'ensemble de nos rapports aux représentations : « Personne ne va au théâtre pour s’affliger de bonne foi ; mais chacun est bien aise de voir comment on s’y prendra pour le faire pleurer comme si, en effet, il s’affligeait. En un mot, nous y allons pour être trompés, et tout ce que nous demandons, c’est qu’on nous trompe bien (1). » Plus tôt encore (1657), d'Aubignac posait, bien involontairement, les fondements de ce qu'est aujourd'hui la neuro-esthétique appliquée au spectacle vivant, lorsqu'il écrivait, et telle que je l'entends dans mes recherches : « Je sais bien que le théâtre est une espèce d’illusion, mais il faut tromper les spectateurs en telle sorte qu’ils ne s’imaginent pas l’être, encore qu’ils le sachent (2). » Comment un spectateur en arrive-t-il à percevoir Hamlet à la cour d’Elseneur, alors qu’il a sous les yeux un comédien sur des planches de théâtre ? Quels sont les engagements neuronaux, physiologiques et psychologiques qui interviennent dans ce que l’on a nommé le principe d'adhésion appliqué au spectacle vivant ?
Quelle est la réaction des neuroscientifiques lorsque vous évoquez le sujet ?
La première réaction est d'abord de la curiosité. Cette curiosité première se mue bien souvent en vraies interrogations, tant les protocoles expérimentaux que l'on conçoit afin d'approcher le phénomène d'adhésion sont inusités, et surtout fondamentalement inter-disciplinaires. Au sujet de la neuro-esthétique, un Groupe De Recherches inter-disciplinaire du CNRS est en train de se monter à Paris. De fait, la neuro-esthétique et plus précisément, en ce qui me concerne, l’adhésion, pourraient déboucher sur un laboratoire interdisciplinaire. Cette voie me paraît extrêmement féconde, tant ce phénomène regroupe des centres d'intérêts larges (communication, esthétique, philosophie, sciences cognitives, médecine...). Depuis Aristote et la mimesis, on a considéré qu’un des éléments fondamentaux du théâtral était l’identification. L’identification n’est peut-être pas suffisante pour comprendre avec précision l’émergence de la réalité fictive pensée par le metteur en scène et portée par le comédien au sein d’un dispositif (espace, lumières, accessoires…). En revanche il peut m’arriver ponctuellement d’adhèrer à une forme d’existence du fictif : je ne me prends pas pour Hamlet, mais je veux bien accepter de croire par moments qu’il a une forme d’existence qui va me toucher émotionnellement. Plus largement, qu’en est-il au contraire d’une réalité, d’un message, si vous n’y adhérez pas, par incapacité, par refus ou par méconnaissance ?