Sciences Humaines : Quelle est la différence fondamentale entre la syntaxe que vous pratiquez et celle que l'on enseigne à l'école ?
Jean-Yves Pollock : La grammaire que l'on enseigne à l'école a pour but, essentiellement, de faire acquérir aux enfants la maîtrise de l'orthographe grammaticale. Son objectif est donc d'abord didactique et normatif : il s'agit de faire en sorte que les enfants accordent bien les participes selon les critères de l'orthographe usuelle. La syntaxe que je pratique est à la fois formelle et descriptive : elle entend décrire l'ensemble des phénomènes qui président, par exemple, à l'ordre des mots dans les phrases telles qu'elles sont produites et comprises par un locuteur ordinaire. Il y a donc une différence de but et de point de vue : mon but est beaucoup plus large que celui des grammaires scolaires. Il s'agit de rendre compte de l'ensemble des phénomènes syntaxiques des langues, et pas seulement de ceux qui sont les plus difficiles ou les plus irréguliers. L'idée est que les locuteurs francophones, ou ceux de n'importe quelle langue, lorsqu'ils parlent, mettent en jeu un ensemble de règles et de principes qui préside notamment à l'ordre des mots des phrases qu'ils utilisent. Mon but, en tant que syntacticien, est de mettre à jour de façon explicite ces principes qui règlent ce que j'appellerai donc la grammaire « interne », inconsciente, de chaque locuteur.
SH : Il ne s'agit donc pas d'explorer une syntaxe particulière à une langue, mais une syntaxe qui serait commune à toutes les langues ?
J.-Y.P. : En fait, on s'aperçoit qu'il est impossible de parler de « syntaxe française » stricto sensu. Le fonctionnement du français est régi par des principes qui sont très largement communs aux langues romanes, et au-delà des langues romanes, à beaucoup de langues non apparentées. La grammaire générative tente depuis près de cinquante ans de montrer qu'il existe un stock d'invariants, qu'on appellera « grammaire universelle », commun à différentes langues, sinon à toutes : le français, l'anglais, l'allemand, les langues scandinaves, mais aussi les langues sémitiques, amérindiennes, africaines, etc. Je peux donner un exemple de cela : en français, on peut séparer certains types de quantifieurs comme « tous » du groupe nominal qu'il quantifie. On peut dire « j'ai vu tous les garçons », mais aussi « je les ai tous vus », ou « tous » et « les » ne sont pas adjacents. On peut même dire « j'ai tous voulu les voir », ou « tous » est séparé du pronom qu'il quantifie (« les ») par une proposition (« tous » est dans la proposition qui contient le verbe « vouloir » et il quantifie dans la proposition infinitive qui contient « les »). On peut avoir des choses comme « il a tous dû les rencontrer », « il aurait tous fallu pouvoir les lire ». On peut aussi dire, de façon plus familière, « il faut tous qu'ils partent », où « tous » quantifie le sujet « ils » d'une proposition subordonnée au mode subjonctif.