En 1965, une copie de Notre Dame de Santa Cruz quitte la ville d'Oran, en Algérie, pour Nîmes, dans le sud de la France, et dès 1966, un pèlerinage s'organise sous l'impulsion des rapatriés d'Algérie. Le succès de la manifestation dépasse toutes les espérances et rassemble immédiatement plusieurs milliers de personnes ; quinze ans plus tard, en 1982, près de cent mille Oranais afflueront au sanctuaire pour l'Ascension. Pour la communauté pied-noire, toutes les activités générées par le pèlerinage et par la construction du sanctuaire représentent un lien social fondamental qui permet de s'inscrire dans une lignée des « ancêtres », de recomposer une sociabilité de manière aboutie. Il s'agit là de l'une des multiples manifestations actuelles du culte de Marie.
La Vierge comme système de valeurs
D'un point de vue anthropologique et historique, ce culte est une mine d'informations sur l'imaginaire des hommes et des femmes qui voient en ce symbole, tour à tour et en même temps, la mère originelle, la guerrière, la guérisseuse, l'intercession absolue avec le divin, la protectrice, ou encore la nouvelle Eve... La figure de Marie est un symbole universel qui trouve sa source dans les déesses-mères de l'Antiquité. Mais la diversité des constructions narratives existantes (histoire biblique, légendes, apparitions, miracles) tend à rendre son image confuse. Comme élèment symbolique, elle appartient au répertoire des représentations et des identifications politiques, culturelles, religieuses des sociétés humaines. Le culte marial est porteur d'aspirations collectives qui s'expriment dans l'attachement à des valeurs, à une nation, à une histoire ou encore à un territoire. Marie est un lieu de mémoire.
L'histoire de l'Occident chrétien est pleine de références à Marie, qui s'inscrit de manière essentielle comme un système de valeurs. La lente élaboration du personnage multiforme de la Vierge ne s'est pas faite de manière linéaire dans l'imaginaire chrétien, mais il est tout de même possible de repérer quelques grands moments dans cette construction symbolique polysémique qui, pour Georges Rupalio 1, montre combien « la Vierge, riche du jeu de ses fonctions et de ses attributs, est l'espace où les hommes en communauté s'interrogent sur eux-mêmes ».
Retraçant l'histoire de l'émergence de la figure mariale au Moyen Age, il souligne différentes périodes qui donnent à Marie des fonctions différentes : d'abord présentée comme mère et faire-valoir du Christ-Dieu (du ive au vie siècle), puis consacrée à la gloire militaire sous l'image d'une femme forte (du viie au xiie siècle), Notre Dame assure plus particulièrement à partir du xiie les relations entre l'Ici-bas et l'Au-delà en un axe vertical prépondérant, tandis qu'au niveau horizontal, Marie articule les diverses relations qui se tissent entre les institutions de la chrétienté : confréries, royauté, villes, universités, corporations... Aux xvie et xviie siècles, prise dans les querelles de la Contre-Réforme, la Vierge participe aux missions d'évangélisation du Nouveau Monde.