Rencontre avec Malek Chebel

Amour, désir et sexualité en islam

Pour Malek Chebel, la conception de la sexualité et des rapports entre hommes et femmes selon l'islam est beaucoup moins rigoriste qu'on le croit généralement. Même si certains voudraient « fossiliser » les pratiques autour d'une tradition qu'ils connaissent en fait bien mal...

Sciences Humaines : Vous avez écrit de nombreux ouvrages sur l'amour, le désir, la sexualité en islam. Toutes les grandes religions fixent, à l'égard de l'amour, du mariage et de la sexualité, un ensemble de prescriptions et d'interdits. Le christianisme tient, à l'égard de la chair, une position de refus et de rejet. L'hindouisme a une position au contraire très « ouverte », voire libertine en la matière. Qu'en est-il de l'islam ?

Malek Chebel : Lorsqu'on parle aujourd'hui de l'islam, on confond souvent monde musulman et monde arabe. Au sein même de l'islam, on confond les différentes tendances, les schismes, les sensibilités. Bien des préceptes que l'on croit être le propre de l'islam ne sont en fait que le reflet de la mentalité arabo-bédouine : l'héritage inégal entre homme et femme est plus ancien que l'islam, de même que les rapports matrimoniaux, les notions de courage et de bravoure, peut-être aussi une certaine façon de conduire la guerre, etc. De même, bien des attitudes actuelles des musulmans à l'égard de la sexualité - la peur de la mixité, la morale sexuelle rigide et pudibonde - sont souvent en décalage avec l'esprit et la lettre de l'islam, au moins celui des temps classiques, en Andalousie par exemple.

Que dit l'islam de la sexualité ? Il faut revenir au Coran et aux hadith (les propos du Prophète), étudier de plus près la pratique des premières dynasties musulmanes, reprendre des textes de Mas'udi ou Jahiz, assez libéraux en cette matière, etc. Dans les premiers temps, la sexualité, la passion amoureuse et le plaisir n'étaient pas des thèmes tabous et on en débattait librement, y compris dans les sphères religieuses. Comme toutes les religions, l'islam dicte une série de préceptes - ensemble de devoirs et d'interdits - qui concernent le lien à l'autre, parent, enfant, conjoint. La codification de l'inceste notamment est rigoureuse et précise, parce que la famille musulmane est une famille nombreuse et la parentèle étendue. Les réseaux d'alliances et les mariages entre cousins, qui sont une caractéristique des sociétés méditerranéennes, rendent la possibilité d'alliances consanguines très fréquente. Telle est la situation qu'il faut éviter à travers les règles de prohibition de l'inceste.

Il y a par ailleurs des interdits sévères qui portent sur l'adultère, la pédophilie et l'homosexualité (le procès des cinquante homosexuels égyptiens montre la mesure de cet interdit). De même, la chasteté avant le mariage est une autre restriction sévère, car son non-respect est pratiquement rédhibitoire pour la fille.

Ensuite, il faut comprendre que la sexualité est traitée dans un cadre légal, qui est celui de la famille traditionnelle, de type patriarcal. Celle-ci admet l'existence de la polygamie et du concubinage. C'est une famille dominée par les hommes, tandis que le discours sur le sexe porte véritablement l'empreinte masculine. Certes, la femme n'y est pas totalement absente, mais elle apparaît d'abord comme un partenaire de pratique avant d'être l'auteur d'une quelconque idéologie sexuelle.

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Une fois ce contexte général fixé, l'islam redevient très permissif. Il laisse libre cours à une sexualité de couple, riche et épanouie. A la différence de la chrétienté qui veut limiter l'acte charnel à sa seule dimension de reproduction et refuse tout ce qui est plaisir, niant à la sexualité sa part de jouissance, l'islam classique valorise au contraire le plaisir, la sensualité, l'érotisme ; car, à ses yeux, ils structurent les relations entre les hommes et les femmes.

Il faut comprendre qu'au viie siècle, le message coranique lui-même est très libérateur par rapport à la morale bédouine qui prédominait largement. Bien évidemment, la sexualité est essentiellement vue du côté masculin, ce qui a été, au demeurant, le fait de toutes les sociétés anciennes. Mais dès le viiie siècle, une morale chevaleresque constituée va mettre le concept de l'amour courtois au coeur de ses préoccupations. Si la femme est, aujourd'hui encore, dans une position d'infériorité, on peut avancer - on me dira que je suis téméraire - que dans le fond, l'islam n'est pas misogyne. Selon la plupart des juridictions civiles, la femme doit être non seulement respectée, mais son point de vue doit être pris en compte.