L'islam entre politique et religieux

Depuis ses origines, l'islam a connu des conceptions différentes du politique, qui ont alimenté des visions sociales très éloignées de l'idéal intégriste et simpliste d'un « État islamique ».

L'histoire de l'islam commence d'emblée par un conflit. La « grande discorde » (al-fitna al-kubrâ) opposa sunnites-, chi'ites- et khârijites- sur un enjeu dramatique : qui devait prendre la tête de la communauté musulmane ? Ses implications furent considérables 1. Cet événement prouve que les musulmans étaient - et restent - en désaccord profond sur la question de la transmission du pouvoir, donc sur la nature même de l'Etat et de son articulation au religieux.

En effet, dès la mort du Prophète en 632, émerge la question du leadership légitime de la communauté. Si l'on peut admettre que la désignation des deux premiers califes (successeurs du Prophète comme commandeurs des croyants) - Abû Bakr al-Siddîq (mort en 634) et 'Umar ibn al-Khattâb (m. 644) - fut dictée par leur prestige moral et leur charisme (encore que des considérations purement politiques ne furent point absentes), dès l'élection du troisième, 'Uthmân ibn 'Affân, des conflits ouvertement politiques entre différentes tribus d'Arabie éclatèrent. 'Uthmân fut choisi parce qu'il était le chef du clan le plus riche et le plus influent de la tribu des Umayyades. Ces derniers furent donc favorisés, ce qui contribua au développement de mouvements de contestation et à l'assassinat de 'Uthmân en 656. Le quatrième calife, 'Alî ibn Abû Tâlib - cousin et gendre du Prophète - fut éliminé en 661 au profit de Mu'âwiya (m. 690), cousin du calife 'Uthmân, qui consacra la mainmise de la dynastie des Umayyades.

C'est dans ce contexte que s'est cristallisé, autour de la figure emblématique de 'Alî, le mouvement chi'ite. L'expérience prophétique de Médine- et le règne des quatre premiers califes sont généralement considérés comme l'archétype de la cité islamique idéale. Et pourtant, même au moment mythique de l'« Etat islamique », la succession s'est réglée selon un rapport de force, et non conformément à la Loi révélée.

Après les premières conquêtes arabes et la conversion à l'islam de nouvelles populations, on allait assister à un décalage croissant entre l'idéal d'une fusion du politique et de la sainteté, et la réalité d'un Etat impérial qui ne cessait de s'élargir. La gestion d'un territoire s'étendant de l'Espagne à l'Inde a rendu indispensables une administration centralisée et bureaucratique de systèmes judiciaire, économique et fiscal complexes, et une armée de professionnels. Désormais, l'autorité politique ne pouvait prendre appui prioritairement sur les sources coraniques et prophétiques. D'autres influences, tenant aux traditions, aux cultures locales, aux milieux où s'implanta l'islam (tribalisme, despotisme de type byzantin, traditions impériales de type persan, etc.), contribuèrent également à la modeler.

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La civilisation abbasside, par exemple, était cosmopolite et pluriculturelle. Elle représentait une vaste zone de circulation des biens comme des idées. La religion n'y occupa qu'une place relative. L'éthique et le droit musulmans ne prirent qu'une part symbolique dans la détermination de l'organisation du pouvoir, ils furent même souvent tenus à l'écart des décisions politiques ou administratives. Un domaine réservé fut progressivement reconnu, sous le nom de politique (siyâssa). Le souverain était habilité à légiférer, sans l'appui de la loi islamique (charia), par la production d'un droit positif (qânûn) qui n'a cessé de se complexifier.