Singulière trajectoire que celle du philosophe Jacques Derrida. Marginalisé au sein de l'université française, il est adulé à l'étranger et tout particulièrement aux Etats-Unis. Etonnant sans aucun doute au regard de l'écriture même de J. Derrida, qui joue de toutes les ressources possibles de la langue. Dans un dialogue avec Hélène Cixous qui ouvre le dossier, il remarque : « Ce qui me guide, c'est toujours l'intraductibilité [...]. Le corps du mot doit être à ce point inséparable du sens que la traduction ne puisse que le perdre. Or, paradoxe apparent, les traducteurs se sont beaucoup plus intéressés à mes textes que les Français, en essayant de réinventer dans leur langue l'expérience que je viens de décrire. » Le témoignage de Peggy Kamuf, traductrice de J. Derrida aux Etats-Unis, exprime le déchirement, prise entre l'effroyable difficulté (voire l'impossibilité) de la tâche et son urgence. Mais si J. Derrida doit beaucoup aux Etats-Unis, ce ne fut pas sans certaines simplifications de sa pensée, comme le met en évidence François Cusset dans un article instructif.
Loin de toute réduction, ce numéro du Magazine littéraire est soucieux de mettre en lumière toutes les facettes d'une oeuvre complexe qui dialogue avec la littérature (Michel Lisse montre ainsi comment celle-ci peu à peu est venue dans ses textes concurrencer la philosophie), avec la psychanalyse (comme l'illustrent Ginette Michaud, Elisabeth Roudinesco et René Major), avec les arts, avec la politique (qui aurait toujours été, selon Marc Goldschmit, à l'horizon de la déconstruction) et avec la religion (dont J. Derrida exploite des thèmes forts comme la prière, le sacrifice, le pardon, etc.). Un dossier éclairant, riche et vivant.
Références
Magazine littéraire, « Jacques Derrida. La philosophie en déconstruction », n° 430, avril 2004, 5,50 ?.
