Que reste-t-il de Jacques Derrida ?

Jacques Derrida fascine autant qu’il énerve. Sa théorie de la « déconstruction »,
 en s’attaquant aux fondements du raisonnement occidental, a été perçue 
comme un geste critique radical. Dix ans après sa mort, qu’en reste-t-il ?

Voici bientôt dix ans que Jacques Derrida s’est éteint. Le 9 octobre 2004, en l’occurrence. Et quelle occurrence ! Quoi de plus singulier, de plus irremplaçable que la mort ? « Je suis mort » : cette phrase fascina Derrida. Il l’analysa plusieurs fois, finissant par en faire une sorte de leitmotiv philosophique. « Dans mon anticipation de la mort, il y a souterrainement le désir testamentaire, c’est-à-dire le désir que quelque chose survive, soit laissé, soit transmis – un héritage ou quelque chose à quoi je n’aspire pas, qui ne me reviendra pas, mais qui, peut-être, restera », confiait-il dans un dialogue avec Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy.

À travers cette question de la mort s’en profile une autre, celle de la présence et de l’absence. En évoquant « ma » mort, je me réfère à ce qui m’est le plus singulier, à ce qu’aucun autre ne peut éprouver à ma place. Mais voilà que mes propres mots me trahissent : car ces mots, comme tous les mots, sont répétables, transposables à l’infini, génériques. Décédé en 2004, Derrida écrit sa mort depuis ses premiers écrits. Derrida, ou l’absence de l’auteur comme condition nécessaire à l’écriture…

 

« Exil intérieur »

Recommençons de manière plus classique, cette fois. Derrida, penseur hanté par le rapport entre les dedans et les dehors, est né en 1930 à El-Biar, sur les hauteurs d’Alger, dans une famille de Juifs séfarades. Si les Derrida sont français, c’est grâce au décret Crémieux de 1870, qui octroie aux 35 000 Juifs installés en Algérie la nationalité française. Avant ce geste assimilationniste, Derrida raconte que ses « arrière-grands-parents étaient encore très proches des Arabes par la langue, les coutumes, etc. » 1. Le futur philosophe est surnommé non pas Jacques, mais « Jackie », d’après un acteur américain oublié depuis, un certain Jackie Coogan, qui avait tenu le rôle vedette dans The Kid. À sa circoncision, Jackie est doté d’un second prénom : Élie. Son père, représentant de commerce d’une maison de vins algéroise, offre à sa famille une existence petite-bourgeoise. Comme son compatriote Albert Camus, le jeune Jackie se passionne pour la plage, le foot et la littérature.

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Puis survint le choc : en 1940, sans que le moindre soldat allemand ait foulé le sol algérien, le régime de Vichy abroge le décret Crémieux. Les Derrida, comme tous les Juifs algériens, sont déchus de la nationalité française. Commence ce que l’historien Benjamin Stora appelle l’« exil intérieur ». Jackie – ce « petit Juif noir et très arabe », selon son biographe Benoît Peeters – doit quitter son lycée. « Au-delà d’une mesure “administrative” anonyme (…), se rappellera-t-il, la blessure fut autre, elle ne se cicatrisa jamais : l’insulte quotidienne des enfants, mes camarades de classe, les gamins dans la rue, et parfois les menaces ou les coups de poing contre le “sale Juif” que, dirais-je, je me trouvais être 2. »

Après la guerre, Jackie fait son hypokhâgne dans un lycée d’Alger. Il se passionne pour Jean-Paul Sartre, alors à l’apogée de sa célébrité, et décide de partir à Paris pour préparer le concours de Normale sup à Louis-Le-Grand. En 1949, à 19 ans, il arrive pour la première fois dans l’Hexagone, qui le déçoit aussitôt : « D’Alger, la ville blanche, j’arrivais à Paris, la ville noire. » Après trois ans passés en khâgne dans des circonstances difficiles, Jackie intègre l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, en 1952.

Les années que Derrida passa à l’ENS comptent sans doute parmi les plus grands moments de l’histoire intellectuelle de cette institution. Dans ses couloirs circule, en ce début des années 1950, la fine fleur de la génération intellectuelle à venir : Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jean-Claude Passeron, Gérard Génette, entre autres. Louis Althusser, le philosophe marxiste, habite sur place et occupe le poste de « caïman », préparant les étudiants en philo à l’agrégation.

Avant qu’ils forment la génération structuraliste, ces jeunes esprits ont une autre passion intellectuelle : la phénoménologie. Ce courant fournit un soubassement théorique à l’existentialisme ; le sous-titre de L’Être et le Néant de Sartre est « Essai d’ontologie phénoménologique ». Le philosophe allemand Edmond Husserl (1859-1938) semble incontournable. L’historien Paul Veyne, qui est passé par la rue d’Ulm à cette époque, remarqua : « Husserl est difficile. C’est pourquoi un normalien doit lire Husserl. » On lit aussi son disciple rebelle, Martin Heidegger, fondateur allemand de l’existentialisme dont le ralliement au nazisme a terni la réputation, ainsi que Maurice Merleau-Ponty, l’importateur de la phénoménologie en France, que les normaliens trouvent plus « sérieux » que Sartre.