Arendt - La politique à rebrousse-poil

Qu’ils portent sur le totalitarisme ou sur le cas Eichmann, les écrits peu académiques de la philosophe heurtent l’opinion et les préjugés de son époque. Ils révèlent en réalité une conception singulière de l’action au sein du monde commun.

Les écrits d’Hannah Arendt peuvent sembler très déconcertants à la première lecture. Ils suivent rarement en effet les « canons » académiques de la théorie politique et, de ce fait, peuvent occasionner un certain trouble, voire une irritation chez le lecteur. Comme son ami Walter Benjamin, Arendt s’est donné pour tâche de brosser la politique et l’histoire « à rebrousse-poil ». Ainsi, adopte-t-elle le plus souvent, tant dans ses ouvrages que dans ses prises de parole publiques, une sorte de positionnement « paradoxal » (au sens premier d’opposition à l’opinion et aux préjugés) qui la situe dans un perpétuel « entre-deux » : entre tradition et modernité, entre passé et futur, entre pensée contemplative et engagement dans l’action, entre conservatisme et progressisme…

Le refus des alternatives manichéennes

Alors que rien dans sa formation initiale de philosophe ne l’y destinait (elle avait évolué avant-guerre dans un milieu d’« intellectuels » dont elle fustigea par la suite l’irresponsabilité foncière), l’irruption du phénomène totalitaire dans l’histoire de l’Europe, en plein « cœur » du 20e siècle, a contraint Arendt à se tourner vers la politique et l’histoire. Ainsi, dans le triptyque des Origines du totalitarisme (1951), il s’agissait pour elle d’essayer de « comprendre » ce qui s’était passé, sans en atténuer en rien la monstrueuse nouveauté. Si elle s’inspirait alors de la typologie des gouvernements héritée de la tradition philosophique, elle se gardait d’essentialiser ce type inédit de régime politique, mais sans céder pour autant au positivisme et au relativisme si caractéristiques des sciences sociales et politiques contemporaines.

La Condition de l’homme moderne (1958) avait pour objectif de cerner par la pensée le domaine pur du politique. Comment définir la pensée politique selon Arendt ? Est politique, selon elle, la pensée qui se tient au plus près de l’action. Or, cela ne signifie pas que la pensée se confondrait, à ses yeux, avec l’action (ni l’inverse). Arendt rejette la tradition philosophique dans la mesure où elle a toujours cherché à subordonner l’action à la pensée. Mais elle ne se range pas davantage du côté des théoriciens politiques modernes pour qui la pensée devrait se consacrer exclusivement à la tâche de « transformer le monde ». Entre la tradition qui relie Platon à Martin Heidegger d’un côté, et celle qui conduit de Karl Marx aux sciences sociales et politiques contemporaines de l’autre, Arendt cherche à se frayer un chemin de pensée original. Autrement dit, elle élabore son œuvre à la fois contre la philosophie politique et contre la théorie sociale et politique.