Culture et technique : L'invention du polissage
Belle invention que le polissage de la pierre, mais bien tardive : l’homme taillait des outils lithiques depuis des centaines de milliers d’années quand vint la mode de les polir soigneusement, donnant naissance à une industrie planétaire qui ne s’effacera que devant les premiers outils de métal. Que savons-nous des processus et des raisons des premières inventions humaines ? Leur histoire est perdue, et la thèse de l’artisan de génie ne séduit plus les spécialistes, car l’histoire des techniques modernes lui a aussi tourné le dos. Les connaissances accumulées ces dernières décennies sur les innovations techniques et leurs enchaînements autorisent aujourd’hui des hypothèses un peu plus sophistiquées. Par exemple, on sait que le polissage du bois, de la corne et de l’os existait depuis le Paléolithique supérieur : plutôt que d’une invention pure et simple, le polissage de la pierre au Néolithique dériverait de la transposition d’un geste appliqué au végétal et à l’animal vers le minéral. Plus que par illuminations, c’est par transferts ou rencontres d’idées, de gestes, de formes que les inventions techniques se seraient enchaînées au cours de la préhistoire. Ainsi, le pilage dériverait de la rencontre du broyage avec la percussion lancée, la poterie au colombin serait née d’un transfert de forme de la vannerie spirale à l’argile, la hache du transfert du polissage à l’herminette.
Or, l’aptitude mentale sollicitée par ce type d’opération n’est autre que le raisonnement analogique consistant à « rapprocher des éléments provenant de domaines que l’on tenait jusque-là pour éloignés », comme l’écrit Sophie A. de Beaune (1). Cette aptitude est, pense-t-on aujourd’hui, très ancienne dans la lignée humaine. Elle est aussi très souple : elle permet de transposer un geste d’un matériau à un autre, une forme d’une fonction à une autre (récipient de portage-récipient de cuisson), ou encore de changer d’échelle (du jouet à roulette à la roue de charrette).
Ce constat mène certains archéologues à développer une approche cognitive de l’évolution culturelle, où la recherche de transferts par analogie est fondamentale. Face à une innovation quelconque, la question posée n’est plus « comment ont-ils trouvé ça ? », mais « de quelle autre technique ou modèle se sont-ils inspirés ? ».
NOTE:
Langage : Juliette est mon soleil
Une métaphore, dans le discours, introduit a priori une complication : elle exige, en particulier, de dépasser son énoncé littéral pour accéder à une signification plausible. Lorsque Roméo s’exclame « Juliette est mon Soleil ! » (dans Shakespeare), comment faisons-nous pour comprendre que Juliette n’est ni un objet céleste, ni un paquet de photons ? Nous comprenons que Roméo dit que Juliette est importante pour lui, et des expériences ont montré que l’accès à ce sens figuré est immédiat. Par quel mécanisme déchiffrons-nous ce genre de métaphore ?
Il existe deux hypothèses. L’une développée par Gentner, Holyoak et d’autres, considère que la métaphore est une comparaison : nous opérons l’appariement entre Juliette et le Soleil (Juliette est comme le Soleil), puis nous choisissons parmi les propriétés du Soleil celles qui peuvent s’appliquer à la situation (central, lumineux, chaud, etc.), et en retenons au moins une : si Roméo tient Juliette dans ses bras, ce sera plutôt la « chaleur ».
Mais cette théorie a des limites : elle ne rend pas compte de l’asymétrie fréquente de la métaphore (on ne peut pas inverser les termes, « Le Soleil est ma Juliette ») ; elle n’explique pas la source de toutes les interprétations (admettons que Roméo veut dire que Juliette est son « guide spirituel » : ce trait ne provient pas du Soleil) ; et n’explique pas comment nous opérons les choix de traits pertinents.
Une autre théorie considère la lecture des métaphores comme un cas particulier de catégorisation. Nous attribuons le Soleil à une catégorie (nommée « soleil ») capable de comprendre également Juliette. Cela explique que Juliette puisse être un soleil, et pas l’inverse. Ensuite, le choix de cette catégorie dépend des connaissances préalables que nous avons du contexte dans lequel cette métaphore prend place. Exemple : si je dis « l’aigle est un lion », la phrase a plusieurs sens possibles (l’aigle est un animal fier, ou carnivore, ou féroce…) ; si j’ajoute « parmi les oiseaux », alors le sens le plus évident est que l’aigle est le roi des oiseaux (comme le lion est le roi des animaux). C’est le contexte qui permet de préciser les interprétations.
À LIRE
• Introduction à la psychologie cognitive, Charles Tijus, Nathan, 2001.
• Métaphores et analogies, Charles Tijus (dir.), Lavoisier, 2003.
Psychologie : qu'est-ce que l'imagination créatrice ?
« Tu connais la différence entre un commissariat et un paquet de lessive ?
– Un paquet de lessive contient toujours au moins deux agents actifs. »
La devinette est l’un des types classiques des répertoires de bonnes blagues. Elle repose sur un principe analogique : la mise en évidence d’une relation inattendue entre deux phénomènes éloignés (ici un commissariat et un paquet de lessive). Une fois la correspondance établie (ici à partir de la notion d’« agents »), l’auditeur est censé en inférer l’idée sous-jacente. Un autre exemple :
« Tu connais la différence entre un cornichon et un corbillard ?
– Aucune, ils accompagnent tous les deux de la viande froide ! »
Cette mise en relation analogique entre deux phénomènes apparemment distincts est au fondement de l’esprit imaginatif. Telle est la théorie de Max Turner, l’un des principaux théoriciens de la pensée créative et auteur de nombreux ouvrages sur l’esprit imaginatif.
La théorie de M. Turner repose sur la notion de « mélange conceptuel » (« conceptual blending »). Celui qui jette une boule de papier dans la corbeille et lève les bras en cas de réussite mime un scénario connu : celui du basketteur qui réussit un panier. Les deux actions reposent sur un même schéma mental : lancer un objet dans un panier. L’analogie repose sur la capacité à dégager une structure commune de deux situations similaires et les intégrer l’une à l’autre. Cette capacité de mise en relation serait le propre de l’esprit humain, selon M. Turner.
L’imagination analogique consiste donc à intégrer deux situations en une seule en révélant une structure cachée. Ce mécanisme mental vaudrait pour l’imagination poétique, scientifique (la recherche de modèles), la pensée ordinaire. Cette théorie de l’imagination analogique, qui fait de l’analogie un mécanisme de pensée fondamental de la cognition humaine, est partagée d’autres auteurs, comme Douglas Hofstadter, George Lakoff, Dedre Gentner.
À LIRE
• The Artful Mind: Cognitive science and the riddle of human creativity, Max Turner, Oxford University Press, 2006.
Morale : Comme un "violoniste endormi"
Est-il oui ou non moral d’utiliser des cellules souches pour guérir des malades atteints d’affections mortelles ? Dilemme : quel que soit le prix que l’on accorde à la vie humaine, on peut hésiter entre celle d’un embryon et celle d’un être humain développé. Affirmer qu’« un embryon est une personne » ou bien qu’un « embryon est un tas de cellules » permet de trancher, mais s’appuie sur des assertions non démontrées. Certains philosophes, plus pragmatiques, préfèrent recourir aux propriétés démonstratives du raisonnement par analogie. Exemple : vous voulez savoir si un parent qui frappe un enfant colérique est excusable ou non. Imaginez un autre contexte qui lui ressemble un peu : un maître peut-il corriger son chien lorsque celui-ci ennuie tout le monde avec ses aboiements ? Sans doute oui, car le maître est plus raisonnable que le chien et est responsable de son comportement. Dans le cas de l’enfant aussi. Donc…
L’une des analogies morales les plus fameuses a été proposée par la philosophe américaine Judith Thomson en 1971, et porte sur un débat juridiquement dépassé, mais sans cesse réactivé aux États-Unis : celui de la liberté d’avorter. Peut-on justifier moralement la destruction d’un embryon viable ? La proposition de J. Thomson consiste à lui substituer un « violoniste endormi ». Pourquoi est-il « endormi » ? Parce qu’à la suite d’une affection rénale, il est tombé dans le coma, et pourra peut-être être réanimé dans un délai incertain. Un violoniste est une personne qui a des talents. En attendant, ses talents sont suspendus, c’est-à-dire potentiels.
Imaginez que, sans vous demander votre avis, on ait branché votre système sanguin sur le sien, de sorte que sa survie dépend de vous, qui êtes obligé de rester couché auprès de lui. Êtes-vous moralement tenu d’accepter ? La perspective de rester ainsi lié jusqu’à la fin de votre vie dit que non : on peut comprendre que vous décidiez de débrancher les tuyaux. Mais quel rapport avec l’avortement ?
Vous êtes la femme enceinte. Le violoniste, c’est l’embryon, qui est lui aussi un être inanimé avec des talents potentiels : ceux qu’il développera s’il vit. La femme enceinte est liée à l’embryon comme vous l’êtes au violoniste. Vous n’avez pas demandé à être branché au violoniste. La femme n’a pas désiré porter l’embryon, puisqu’elle souhaite avorter. Enfin, ce lien, c’est peut-être pour la vie… Conclusion : s’il est acceptable de débrancher le violoniste, alors il est acceptable d’avorter.
Inutile de dire que cette bizarre parabole a essuyé toutes sortes de critiques. Mais le mouvement était lancé, et désormais les penseurs « libéraux » et « pro-life » ne rechignent pas à s’affronter à coup d’analogies soigneusement filées.
À LIRE :
• Rights, Restitution, and Risks : Essays in moral theory, Judith Thomson, Harvard University Press, 1986.
• Moral Dilemmas and Other Topics in Moral Philosophy, Philippa Foot, Clarendon Press, 2002.
• www.prolifetechnology.org/proceedings/2005/slides/2005-s-sullivan.pdf
Pédagogie : De l'usine au trou noir
Comprendre le fonctionnement d’une cellule vivante est un casse-tête pour les étudiants. La cellule est composée de petits organites : noyau, mitochondrie, appareil de Golgi, lysosome, chloroplaste, etc. Il est donc courant de décrire cette cellule comme une petite usine. Les parois cellulaires sont comparées aux « murs de l’usine », les mitochondries sont ses « générateurs » qui la fournissent en énergie, les ribosomes sont les « chaînes d’assemblages », l’appareil de Golgi est la « gare de triage » des protéines ; enfin, le noyau est souvent comparé à un centre de commandement qui supervise l’ensemble. Ces analogies éclairantes permettent de mémoriser et de comprendre les fonctions de chacun des microorganismes.
Des études ont montré que ces images avaient un rôle positif dans la mémorisation et la compréhension des processus (1). Elles sont aussi leurs limites : elles conduisent parfois à des erreurs d’interprétation. L’un ne va pas sans l’autre.
Nombre de scientifiques furent d’excellents vulgarisateurs. Ils ont eu recours à des analogies parlantes pour décrire des idées complexes. Albert Einstein par exemple, dans son introduction à la relativité générale, emploie l’image de l’ascenseur pour décrire la force. Presque tous les grands physiciens du XXe siècle furent d’ailleurs d’excellents vulgarisateurs : le facétieux Richard Feynman, père de l’électrodynamique quantique et pédagogue hors pair ; George Gamow, théoricien des particules et auteur des Aventures de Mr Tompkins ; John Wheeler, vulgarisateur de talent qui popularisa l’image du « trou noir » ;le « big bang » est une formule ironique de Fred Hoyle, cosmologiste de génie et auteur imaginatif de romans scientifiques.
Est-ce un hasard ? On peut se demander si le recours à l’analogie n’est qu’un simple outil pédagogique commode ou s’il ne joue pas un rôle plus important dans la connaissance scientifique elle-même. C’est en tout cas l’avis des philosophes des sciences .
La pédagogie consiste à simplifier et exprimer sous formes simples et imagées des idées complexes et abstraites. Souvent à l’aide d’analogies parlantes. Or, ce travail d’imagination, les scientifiques l’utilisent eux-mêmes pour penser. Einstein affirmait que les analogies visuelles comme le fait de s’imaginer à cheval sur un rayon de lumière l’aidaient à penser. Si l’emploi de l’analogie est au cœur de l’imagination scientifique elle-même, on comprend pourquoi les bons chercheurs sont souvent de bons pédagogues. La pensée analogique n’est pas simplement un supplément d’âme.
NOTE
(1) T.W. Bean, H. Singer et S. Cowan, « Le manuel analogique, un pas
en avant dans la pédagogie des sciences », Communication et langages, vol. LXVIII, 1986.
Sociologie : De la machine à la pyramide
Mécanique, organique, scénique, économique…, à quel dispositif les spécialistes de sciences sociales n’ont-ils pas comparé, voire assimilé, la société humaine ? L’inventaire des analogies, métaphores et autres images mobilisées dans le lexique sociologique a plus d’une fois été fait, à commencer par celui que propose Jean-Claude Passeron en 1991 (1), suivi par d’autres auteurs après lui (2). Parmi les sources les plus répandues on relève celles-ci :
• Les analogies mécaniques décrivent les phénomènes sociaux comme des phénomènes physiques : il y est question de forces qui s’exercent, de résistance, de fonctionnement, de blocage. Les sociologues fonctionnalistes (Talcott Parsons entre autres) ont décrit le point d’équilibre de la « machine sociale » en empruntant à la thermodynamique son vocabulaire.
Mots-clés : force, fonctionnement, entropie, ordre, structure, révolution, automatisme.
• Les analogies économiques décrivent les rapports sociaux comme des transactions marchandes. Selon le cas, l’analogie peut être théorique (ex. la notion de « capital social » chez Bourdieu), ou très concrète (« La famille est une petite entreprise », écrit Gary Becker), en tout cas elle s’étend à la sphère non marchande. Le postulat économique néoclassique étant que les acteurs construisent l’équilibre en recherchant l’utilité maximale, cette image conduit à l’individualisme méthodologique et au recours à la théorie de l’acteur rationnel, commune à la sociologie et à l’économie.
Mots-clés : gain, capital, concurrence, arbitrage, offre, demande, placement, marge.
• La métaphore linguistique, sémiotique et communicationnelle assimile les représentations et les institutions sociales à un texte, et leur fonctionnement à celui d’une langue de signes, avec une grammaire et des messages. C’est l’une des analogies fondatrices de l’interactionnisme symbolique, du structuralisme de Claude Lévi-Strauss et du culturalisme de Clifford Geertz.
Mots-clés : langue, opposition, homologie, structure, symbolique, syntaxe, interprétation, imaginaire.
• Les analogies biologiques ou physiologiques décrivent ces mêmes phénomènes comme s’il s’agissait de phénomènes vivants. Les analogies s’appliquent de différentes façons. L’organicisme est, selon Giovanni Busino (3), le « lieu commun le plus ancien et le plus utilisé des représentations de la société » : il s’épanouit à l’époque du darwinisme et de l’évolutionnisme. On décrit les sociétés comme des organismes relativement clos, spontanément tournés vers la survie et la croissance. L’organicisme se combine souvent avec le mécanisme, comme chez Émile Durkheim ou Marcel Mauss, avec lequel il partage certaines images : fonctions et équilibre interne. La notion de reproduction sociale provient de la même source, et rend compte de la résistance au changement décrite par Pierre Bourdieu.
Mots-clés : corps social, évolution, reproduction, morphologie, organisme, rejet, greffe, maladie.
• La métaphore théâtrale rapproche la vie sociale de la scène ou du rituel, où les individus tiennent des rôles et ont un répertoire d’action. Il en résulte que les règles sont des conventions, et les comportements, des artifices sans dimension morale ni psychologique. Erving Goffman est un bon représentant de cette approche, bien adaptée à son sujet (les rites protocolaires).
Mots-clés : scénario, rite, rôle, face, performance, acteur.
En plus de ces grandes sources d’inspiration souvent sollicitées et parfois mixées, on trouve bien d’autres références à des domaines plus proches des sciences sociales.
Bernard Lahire, par exemple, cite les métaphores juridiques (la société est fondée sur la légitimité de règles contraignantes), religieuses (le sacré, la foi et les hérésies lui donnent vie), ludiques et sportives (la société est un défi à relever, un collectif est une équipe), musicales (accord, harmonie, dissonance), chimiques (les interactions sont des réactions, des catalyses, des précipités, des sédimentations), ou spatiales (la société peut être assimilée à une ville, un bassin, un relief ou un réseau).
Enfin, si courante qu’elle semble aller de soi : la métaphore de l’édifice, avec des fondations et des étages, des classes et des échelles sociales à escalader, et où, comme par inversion, les infrastructures peuvent compter plus que les superstructures. Ce cadre s’accompagne souvent d’un lexique militaro-politique : il y est question de conflits entre dominés et dominants, de rapports de forces, de stratégies et de tactiques. Est-ce encore une analogie ou une simple extension du domaine de la lutte ?
NOTES :
(1) Jean-Claude Passeron,Le Raisonnement sociologique, Nathan, 1991.
(2) Bernard Lahire,L’Esprit sociologique, La Découverte, 2005.
(3) Giovanni Busino,« Notes sur les métaphores fondatrices de la connaissance sociologique », Revue européenne des sciences sociales, vol. XXXVIII, n° 117, Droz, 2000.