En 1667, Michel de Marolles, abbé de Villeloin, traduit en français le recueil antique de biographies connu sous le nom d'Histoire Auguste. De ce qu'il croit être une compilation des iie et iiie siècles, dédiée aux empereurs eux-mêmes, et dont le violent réalisme le choque, il recrée une histoire morale, tenant plus du roman d'éducation que du récit historique pour notre regard moderne. Malgré les anachronismes et les fioritures de Marolles, le recueil devient une référence de l'historiographie latine.
La vérité se révèle bien plus complexe. En 1889, un coup de tonnerre éclate dans le calme ciel de l'historiographie latine. Dans un article retentissant, le philologue allemand Hermann Dessau dénonce le recueil comme une pure mystification. Le doute se répand. En 1903, l'Académie des inscriptions et belles-lettres met au concours le sujet suivant : « Etudier l'authenticité de l'Histoire Auguste et le caractère des monographies qui composent l'Histoire Auguste ». Soumise au regard de la philologie latine moderne, toute hésitation semble désormais levée : de nombreux indices stylistiques, corroborés aujourd'hui par l'analyse informatique, révèlent que l'Histoire Auguste est une oeuvre tardive du ive siècle, écrite par un seul auteur guidé par le pur souci de faire un pastiche littéraire de Suétone. La complaisance réaliste des détails que Marolles avait essayé de gommer, préférant dans sa traduction les convenances du mensonge à la brutalité du texte, n'y était que pure falsification. Le récit était inexact, comme on s'en était peu à peu douté, mais tout y avait été inventé. L'oeuvre avait toujours été une fiction, tout aussi imaginaire que Mémoires d'Hadrien ou Héliogabale et l'Anarchiste couronné.
Le cas de l'Histoire Auguste montre combien le problème des « frontières de la fiction », qui occupe aussi bien les historiens, les philosophes que les critiques littéraires, peut se révéler épineux. Poser la question apparemment simple de leur authenticité place de très nombreux textes dans une situation problématique. Aux textes sortis de leur contexte par accident (telle cette Vie de Sinouhé du IIe millénaire avant J.-C. dont les égyptologues ne peuvent décider s'il s'agit de mémoires authentiques ou d'une complète fiction) s'ajoutent les « forgeries » à motif ludique ou politique. Le tristement célèbre Protocole des sages de Sion, prétendument attribué à un complot judéo-maçonnique mais fabriqué en fait par la police du tsar, fut exploité par le nazisme à des fins antisémites meurtrières. Et rien ne serait plus illusoire de croire que de telles ambiguïtés ont disparu avec les méthodes modernes d'analyse des textes. Le cas du Sir Andrew Marbot (1981) de l'écrivain allemand Wolfgang Hildesheimer est là pour en témoigner (voir l'encadré p. 42).
En dehors de ces pièges délibérés, s'ajoute bien souvent la difficulté à discerner la part de fiction, lorsque celle-ci est mêlée à des éléments informatifs avérés, des lieux connus, des personnages célèbres. La plupart des romans ou des nouvelles que nous lisons sont des feuilletages complexes de faits, de lieux et de personnages réels et inventés. Cet entrecroisement est le propre de la tradition réaliste et du récit historique, mais on peut la retrouver dans de nombreux autres genres littéraires. Ainsi, un genre tel que l'utopie est facile à déplacer de part et d'autre de la frontière séparant les emplois ludiques et sérieux des lieux imaginaires. Le genre biographique mêle quant à lui allégrement interprétations psychologiques, spéculations sociologiques et observation de petits faits concrets. Quant à l'autobiographie, elle est faite de vérités subjectives et se mêle désormais de manière souvent indiscernable avec l'« autofiction », la « fiction, d'événements et de faits strictement réels (1) ». « Les annales humaines se composent de beaucoup de fables mêlées à quelques vérités : quiconque est voué à l'avenir a au fond de sa vie un roman, pour donner naissance à la légende, mirage de l'histoire », suggérait déjà Chateaubriand dans La Vie de Rancé (1844)...
A l'encontre de cette définition négative, d'autres modes d'analyse de la « fictionalité » du texte ont été proposés. Le formalisme, d'abord, consiste à évaluer la littérarité d'un texte au repérage, plus ou moins théorisé, de procédés dits « littéraires », jugeant notamment de la fictionalité d'une oeuvre à la présence de figures stylistiques ou narratives. La narratologie, la science du récit, s'est ensuite mêlée au débat en affirmant, à la suite de la critique Käte Hamburger, que l'énonciation de fiction met en oeuvre de pures coquilles linguistiques et use d'une forme de temporalité purement illusionniste, privée de ses valeurs référentielles habituelles. Ainsi, pour une narratologue comme la critique américaine Dorrit Cohn, la fictionalité d'un texte peut être établie sans ambiguïté. Il n'existe ni latitude interprétative ni textes hybrides : seulement des lectures justes et des lectures erronées (2).
Cette thèse, qui donne à la frontière de la fiction un tracé stable et net, est évidemment contestable. Au contraire, démontre Gérard Genette (3), il faut être très circonspect sur la possibilité de repérer dans l'ordre, le rythme ou le mode narratif d'un récit des indices de fonctionnalité. Car les procédés que l'on penserait proprement fictionnels (le monologue, par exemple) peuvent se retrouver dans des récits factuels et la littérature elle-même peut ressembler, parfois, à un récit factuel sérieux.
Tout est une question de contrat de lecture, suggère plus nettement encore le « conventionnalisme ». Issu de la philosophie de David Hume, revisitée par la théorie des jeux de David Lewis (4), il insiste sur le pacte que noue tout lecteur avec un auteur ou une tradition littéraire. Une telle conception rejoint les théories dites pragmatiques qui affirment à la suite de John Searle qu'« il n'y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique, qui permette d'identifier un texte comme une oeuvre de fiction ». Autrement dit, tout dépend de l'auteur et du contexte de réception du texte.
Mais quelle que soit la méthode d'expertise choisie, les indices sont rares. Affirmer qu'un texte est ou non fictionnel relève d'un travail de détective ou de linguiste, peu gratifiant et parfois un peu ridicule. Conviendrait-on en effet de se livrer à un exercice de fixation rigoureux de critères de fictionalité, comme le souhaite D. Cohn, que l'on se heurterait de toute façon à la liberté du lecteur (ou d'une époque) à effectuer une lecture rétrospectivement fictionnelle. Ainsi en va-t-il par exemple de récits ne possédant pas les garanties scientifiques de l'historiographie moderne : outre le cas de La Vie de Rancé de Chateaubriand, lue depuis plus d'un siècle comme une oeuvre littéraire, le meilleur exemple en est la publication de la thèse de médecine de Louis-Ferdinand Céline, La Vie et l'OEuvre de Philippe-Ignace Semmelweiss, dans la collection « L'Imaginaire » de Gallimard.
Les arguments avancés sont alors de deux ordres. D'une part, les genres « sérieux » empruntent ce qu'ils nomment dédaigneusement des « procédés » à la fiction. La philosophie produit des utopies ou des expériences pour expérimenter dans la fiction des hypothèses théoriques. Ainsi lorsque Friedrich Nietzsche affirme que le sentiment qui conduit un individu à se percevoir comme un sujet unifié est une fiction, ou lorsqu'Emmanuel Kant déclare que des notions comme le temps et l'espace sont des fictions heuristiques. De même, les historiens recourent à la fiction pour animer leurs récits ou pour tenter d'éprouver la véracité d'explications causales avec ce que l'on nomme des récits « contrefactuels » (« si Vercingétorix avait gagné la bataille d'Alésia... »), ou encore pour approcher des champs historiques dépourvus de toute archive. Dans Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, l'historien Alain Corbin entend par exemple « faire exister une seconde fois un être dont le souvenir est aboli (...), le recréer, lui offrir une seconde chance » en inventant selon les procédures de l'histoire sociale la biographie d'un savetier dont l'état civil ne donne que le nom et la date de naissance (5).
Faut-il, pour autant, décréter que tout récit est une fiction, selon le dogme du relativisme postmoderne ou de la déconstruction qui, à la suite de Jean-François Lyotard, voit dans tout discours historique un « grand récit » mythique par lequel chaque culture se comprend (6) ? Possédons-nous au moins le droit, comme le critique anglais Hayden White, de mettre en parallèle les schémas rhétoriques ou les cheminements métaphoriques dissimulés par tout récit, qu'il soit de fiction ou de non-fiction ? Ou d'affirmer avec Karl Popper qu'il n'y aurait pas d'histoire, mais une infinité d'histoires (7) ? Ou encore de défendre, d'après Paul Ricoeur, l'idée que toute vie - et même toute action - se déroule comme un texte et se formule comme une intrigue (pour le philosophe français récemment disparu, il n'est de temps humain que raconté et il n'existe de présence au monde qu'à travers une « expérience temporelle fictive ») ?
De telles analyses ont indéniablement démontré leur productivité en philosophie, en sociologie ou même en anthropologie. Mais elles ont suscité des réactions sévères d'historiens inquiets des dangers d'une telle « fictionalisation » de tout témoignage ou document : assimiler tout récit à une intrigue de fiction serait ouvrir la porte au révisionnisme et au négationnisme. La question est donc délicate. P. Ricoeur a clarifié ses positions dans un ouvrage important, La Mémoire, l'histoire, l'oubli (8) en proposant une position de relativisme modérée, en accord par exemple avec celle du grand historiographe Krzysztof Pomian. Selon ce dernier, « affirmer que l'histoire n'est jamais pure ne signifie donc pas contester la réalité de la frontière qui la sépare de la fable. C'est, au contraire, souligner que cette frontière, frontière mouvante et qui a subi dans le passé plusieurs déplacements, n'a jamais été abolie (9) ». Car on ne saurait nier que, dans une large mesure notre activité de lecture, mais aussi la critique littéraire ont pour occupation de discerner le faux et le vrai et les jeux fascinants de leurs croisements.
Nous ne nous lassons point de débattre si Les Lettres de la religieuse portugaise ont bien été écrites par une amante éplorée ou par le savant Guilleragues, de discuter pour savoir s'il est légitime pour un romancier d'intituler un ouvrage Le Procès de Jean-Marie Le Pen (pour prendre le titre d'un récit de Mathieu Lindon qui a donné lieu à un procès où fut requise l'expertise de théoriciens de la fiction) et simplement de prendre des libertés avec l'histoire officielle. Tout se passe comme si la littérature ne pouvait cesser de jouer avec la célèbre formule décrétant que « toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite » et d'exploiter, pour le meilleur et pour le pire, le fait que la fiction soit une « suspension d'incrédulité » (pour reprendre une formule célèbre de Samuel Coleridge) où le vrai se mêle au faux, ou, du moins, au non-vérifiable. Il faut sans doute en convenir : la fiction tient parfois à la fois du mensonge et du « programme de vérité », riche en hypothèses fructueuses parce qu'elles réorganisent ou corrigent les lacunes du réel (à supposer qu'une réalité existe en dehors des récits que nous en faisons et des hypothèses que nous y projetons).
Telle est peut-être la leçon finale que nous pouvons tirer de cette investigation : nous devons penser l'exigence de séparation entre les faits et la fiction, en même temps que l'intérêt indéniable des « vérités » de la fiction, ces récits dont Aristote a fait le propre de l'homme, l'origine et la source de tout apprentissage, et avec lesquels non seulement nous nous divertissons, mais construisons nos vies et nos sociétés.
Quelque temps après la publication de l'ouvrage, l'auteur précise ses intentions : il n'a jamais voulu tromper qui que ce soit. La jaquette de son livre ne précise-t-elle pas que le personnage « est pour ainsi dire tissé dans le contexte culturel du début du xixe siècle » ? Une biographie n'est ni plus ni moins qu'une fiction... Or de nombreux lecteurs et critiques (mais pas celui de la London Review of Books, qui révéla par la suite avoir voulu prendre l'auteur à son propre jeu...) ont bel et bien cru lire une biographie. Pour le philosophe Jean-Marie Schaeffer, cela signe l'échec de W. Hildesheimer, son incapacité à mettre en oeuvre l'activité de cadrage qui aurait permis de reconnaître l'oeuvre comme une fiction (1). Tout était fait pour induire les lecteurs en erreur, tant les antécédents de l'auteur (il avait auparavant publié un best-seller sur Mozart) que le titre (Marbot. Une biographie) ou les éléments paratextuels : en couverture de l'édition allemande figurait le « portrait » de Marbot par Delacroix et un index des personnages historiques mimait parfaitement le sérieux de l'étude biographique...
Échec ou bien « déguisement magistral » ? W. Hildesheimer crée un personnage de toutes pièces en s'affranchissant de toutes les règles de la narration fictionnelle. A commencer par l'omniscience du narrateur, sa capacité à pénétrer la psyché du personnage. Jamais l'auteur n'évoque les sentiments de Marbot. Et alors même qu'il narre des scènes chargées de sensualité, il les décrit avec la froideur d'un greffier. Il s'interdit toute liberté romanesque, renvoyant chacune de ses affirmations aux documents (imaginaires) à sa disposition. Mais au-delà de ce détournement, W. Hildesheimer entend, selon Dorrit Cohn, miner de l'intérieur le « code de la biographie historique » (2). Le genre suppose que les positions exprimées par le narrateur soient nécessairement celles de l'auteur (ce qui n'est pas le cas du roman, où le narrateur peut très bien être un imbécile). Or les vues esthétiques du narrateur de Marbot sont, à bien y regarder, bien moins subtiles que celles de Marbot, personnage créé de toutes pièces par l'auteur, mais aussi de celles de W. Hildesheimer lui-même lorsqu'il écrit sur Mozart. Les positions laborieuses du narrateur révèlent alors la distance ironique de l'écrivain W. Hildesheimer à l'égard de la biographie historique...
Le cas complexe de l'histoire Auguste
Entre les deux guerres, postfaçant cette traduction, qu'elle décrit comme un « conte des Mille et Une Nuits », Marguerite Yourcenar en regrette, au nom de la littérature, le « moralisme exaspérant ». De cette critique naîtra Mémoires d'Hadrien (1951). Au même moment, Antonin Artaud lit aussi Marolles en romancier et en tire Héliogabale ou l'Anarchiste couronné (posth. 1979), fiction barbare dont la liberté d'imagination scandalisa les historiens. Mises en fictions gratuites d'une oeuvre historique, déjà soumise à la poétisation infidèle de Marolles ?La vérité se révèle bien plus complexe. En 1889, un coup de tonnerre éclate dans le calme ciel de l'historiographie latine. Dans un article retentissant, le philologue allemand Hermann Dessau dénonce le recueil comme une pure mystification. Le doute se répand. En 1903, l'Académie des inscriptions et belles-lettres met au concours le sujet suivant : « Etudier l'authenticité de l'Histoire Auguste et le caractère des monographies qui composent l'Histoire Auguste ». Soumise au regard de la philologie latine moderne, toute hésitation semble désormais levée : de nombreux indices stylistiques, corroborés aujourd'hui par l'analyse informatique, révèlent que l'Histoire Auguste est une oeuvre tardive du ive siècle, écrite par un seul auteur guidé par le pur souci de faire un pastiche littéraire de Suétone. La complaisance réaliste des détails que Marolles avait essayé de gommer, préférant dans sa traduction les convenances du mensonge à la brutalité du texte, n'y était que pure falsification. Le récit était inexact, comme on s'en était peu à peu douté, mais tout y avait été inventé. L'oeuvre avait toujours été une fiction, tout aussi imaginaire que Mémoires d'Hadrien ou Héliogabale et l'Anarchiste couronné.
Le cas de l'Histoire Auguste montre combien le problème des « frontières de la fiction », qui occupe aussi bien les historiens, les philosophes que les critiques littéraires, peut se révéler épineux. Poser la question apparemment simple de leur authenticité place de très nombreux textes dans une situation problématique. Aux textes sortis de leur contexte par accident (telle cette Vie de Sinouhé du IIe millénaire avant J.-C. dont les égyptologues ne peuvent décider s'il s'agit de mémoires authentiques ou d'une complète fiction) s'ajoutent les « forgeries » à motif ludique ou politique. Le tristement célèbre Protocole des sages de Sion, prétendument attribué à un complot judéo-maçonnique mais fabriqué en fait par la police du tsar, fut exploité par le nazisme à des fins antisémites meurtrières. Et rien ne serait plus illusoire de croire que de telles ambiguïtés ont disparu avec les méthodes modernes d'analyse des textes. Le cas du Sir Andrew Marbot (1981) de l'écrivain allemand Wolfgang Hildesheimer est là pour en témoigner (voir l'encadré p. 42).
En dehors de ces pièges délibérés, s'ajoute bien souvent la difficulté à discerner la part de fiction, lorsque celle-ci est mêlée à des éléments informatifs avérés, des lieux connus, des personnages célèbres. La plupart des romans ou des nouvelles que nous lisons sont des feuilletages complexes de faits, de lieux et de personnages réels et inventés. Cet entrecroisement est le propre de la tradition réaliste et du récit historique, mais on peut la retrouver dans de nombreux autres genres littéraires. Ainsi, un genre tel que l'utopie est facile à déplacer de part et d'autre de la frontière séparant les emplois ludiques et sérieux des lieux imaginaires. Le genre biographique mêle quant à lui allégrement interprétations psychologiques, spéculations sociologiques et observation de petits faits concrets. Quant à l'autobiographie, elle est faite de vérités subjectives et se mêle désormais de manière souvent indiscernable avec l'« autofiction », la « fiction, d'événements et de faits strictement réels (1) ». « Les annales humaines se composent de beaucoup de fables mêlées à quelques vérités : quiconque est voué à l'avenir a au fond de sa vie un roman, pour donner naissance à la légende, mirage de l'histoire », suggérait déjà Chateaubriand dans La Vie de Rancé (1844)...
Des marqueurs de fictionalité ?
Comment alors, distinguer récit factuel et récit fictionnel ? La première piste serait de s'intéresser au caractère vérifiable des faits, lieux et événements (trouve-t-on vraiment une chartreuse à Parme ? Le domicile de Sherlock Holmes existe-t-il au 221b Baker Street ? Emma Bovary a-t-elle existé ?), à ce que l'on appelle la référence du texte littéraire. Ici, ce qui définirait la fiction, c'est qu'elle ne se réfère pas à des objets dans le monde réel ou qu'elle ne s'y réfère pas de la même manière qu'un discours standard. Un roman historique est donc ce qui n'est pas historique, une vie imaginaire est ce qui n'est pas une biographie, etc.A l'encontre de cette définition négative, d'autres modes d'analyse de la « fictionalité » du texte ont été proposés. Le formalisme, d'abord, consiste à évaluer la littérarité d'un texte au repérage, plus ou moins théorisé, de procédés dits « littéraires », jugeant notamment de la fictionalité d'une oeuvre à la présence de figures stylistiques ou narratives. La narratologie, la science du récit, s'est ensuite mêlée au débat en affirmant, à la suite de la critique Käte Hamburger, que l'énonciation de fiction met en oeuvre de pures coquilles linguistiques et use d'une forme de temporalité purement illusionniste, privée de ses valeurs référentielles habituelles. Ainsi, pour une narratologue comme la critique américaine Dorrit Cohn, la fictionalité d'un texte peut être établie sans ambiguïté. Il n'existe ni latitude interprétative ni textes hybrides : seulement des lectures justes et des lectures erronées (2).
Cette thèse, qui donne à la frontière de la fiction un tracé stable et net, est évidemment contestable. Au contraire, démontre Gérard Genette (3), il faut être très circonspect sur la possibilité de repérer dans l'ordre, le rythme ou le mode narratif d'un récit des indices de fonctionnalité. Car les procédés que l'on penserait proprement fictionnels (le monologue, par exemple) peuvent se retrouver dans des récits factuels et la littérature elle-même peut ressembler, parfois, à un récit factuel sérieux.
Tout est une question de contrat de lecture, suggère plus nettement encore le « conventionnalisme ». Issu de la philosophie de David Hume, revisitée par la théorie des jeux de David Lewis (4), il insiste sur le pacte que noue tout lecteur avec un auteur ou une tradition littéraire. Une telle conception rejoint les théories dites pragmatiques qui affirment à la suite de John Searle qu'« il n'y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique, qui permette d'identifier un texte comme une oeuvre de fiction ». Autrement dit, tout dépend de l'auteur et du contexte de réception du texte.
Mais quelle que soit la méthode d'expertise choisie, les indices sont rares. Affirmer qu'un texte est ou non fictionnel relève d'un travail de détective ou de linguiste, peu gratifiant et parfois un peu ridicule. Conviendrait-on en effet de se livrer à un exercice de fixation rigoureux de critères de fictionalité, comme le souhaite D. Cohn, que l'on se heurterait de toute façon à la liberté du lecteur (ou d'une époque) à effectuer une lecture rétrospectivement fictionnelle. Ainsi en va-t-il par exemple de récits ne possédant pas les garanties scientifiques de l'historiographie moderne : outre le cas de La Vie de Rancé de Chateaubriand, lue depuis plus d'un siècle comme une oeuvre littéraire, le meilleur exemple en est la publication de la thèse de médecine de Louis-Ferdinand Céline, La Vie et l'OEuvre de Philippe-Ignace Semmelweiss, dans la collection « L'Imaginaire » de Gallimard.
Un véritable travail de détective
Cette difficulté à distinguer aisément la fiction des autres activités cognitives et ludiques de représentation est ainsi devenue non seulement une question clé de la théorie littéraire moderne mais se retrouve également dans de nombreux débats politiques, médiatiques ou philosophiques : nos tables de chevet voient s'entasser indifféremment mémoires imaginaires et mémoires de grands hommes, romans et études historiques, essais et récits sociologiques, au point que l'on puisse être tenté d'identifier totalement récit et fiction. C'est que l'on peut appeler le « panfictionalisme », qui affirme que dans l'espace moderne des discours, l'hybridation des pratiques discursives et l'ambivalence des formes ont définitivement brouillé toute frontière.Les arguments avancés sont alors de deux ordres. D'une part, les genres « sérieux » empruntent ce qu'ils nomment dédaigneusement des « procédés » à la fiction. La philosophie produit des utopies ou des expériences pour expérimenter dans la fiction des hypothèses théoriques. Ainsi lorsque Friedrich Nietzsche affirme que le sentiment qui conduit un individu à se percevoir comme un sujet unifié est une fiction, ou lorsqu'Emmanuel Kant déclare que des notions comme le temps et l'espace sont des fictions heuristiques. De même, les historiens recourent à la fiction pour animer leurs récits ou pour tenter d'éprouver la véracité d'explications causales avec ce que l'on nomme des récits « contrefactuels » (« si Vercingétorix avait gagné la bataille d'Alésia... »), ou encore pour approcher des champs historiques dépourvus de toute archive. Dans Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, l'historien Alain Corbin entend par exemple « faire exister une seconde fois un être dont le souvenir est aboli (...), le recréer, lui offrir une seconde chance » en inventant selon les procédures de l'histoire sociale la biographie d'un savetier dont l'état civil ne donne que le nom et la date de naissance (5).
Tout récit est-il fiction ?
D'autre part, la littérature contemporaine, celle d'Annie Ernaux, de François Bon ou encore de Patrick Modiano par exemple, se méfie de la fiction et cherche à se réduire délibérément à une enquête simplement documentaire, à l'étude d'un fait divers, en refusant toute surenchère onirique ou poétique sur une histoire décrétée inhumaine, illisible ou impensable. Elle produit non des romans, mais des récits qui sont simplement des « fictions du réel » selon une expression employée par Claude Lanzmann pour caractériser ses films consacrés à la Shoah : des fictions au sens générique, mais des fictions qui n'ont plus rien d'imaginaire ou d'hypothétique.Faut-il, pour autant, décréter que tout récit est une fiction, selon le dogme du relativisme postmoderne ou de la déconstruction qui, à la suite de Jean-François Lyotard, voit dans tout discours historique un « grand récit » mythique par lequel chaque culture se comprend (6) ? Possédons-nous au moins le droit, comme le critique anglais Hayden White, de mettre en parallèle les schémas rhétoriques ou les cheminements métaphoriques dissimulés par tout récit, qu'il soit de fiction ou de non-fiction ? Ou d'affirmer avec Karl Popper qu'il n'y aurait pas d'histoire, mais une infinité d'histoires (7) ? Ou encore de défendre, d'après Paul Ricoeur, l'idée que toute vie - et même toute action - se déroule comme un texte et se formule comme une intrigue (pour le philosophe français récemment disparu, il n'est de temps humain que raconté et il n'existe de présence au monde qu'à travers une « expérience temporelle fictive ») ?
De telles analyses ont indéniablement démontré leur productivité en philosophie, en sociologie ou même en anthropologie. Mais elles ont suscité des réactions sévères d'historiens inquiets des dangers d'une telle « fictionalisation » de tout témoignage ou document : assimiler tout récit à une intrigue de fiction serait ouvrir la porte au révisionnisme et au négationnisme. La question est donc délicate. P. Ricoeur a clarifié ses positions dans un ouvrage important, La Mémoire, l'histoire, l'oubli (8) en proposant une position de relativisme modérée, en accord par exemple avec celle du grand historiographe Krzysztof Pomian. Selon ce dernier, « affirmer que l'histoire n'est jamais pure ne signifie donc pas contester la réalité de la frontière qui la sépare de la fable. C'est, au contraire, souligner que cette frontière, frontière mouvante et qui a subi dans le passé plusieurs déplacements, n'a jamais été abolie (9) ». Car on ne saurait nier que, dans une large mesure notre activité de lecture, mais aussi la critique littéraire ont pour occupation de discerner le faux et le vrai et les jeux fascinants de leurs croisements.
Nous ne nous lassons point de débattre si Les Lettres de la religieuse portugaise ont bien été écrites par une amante éplorée ou par le savant Guilleragues, de discuter pour savoir s'il est légitime pour un romancier d'intituler un ouvrage Le Procès de Jean-Marie Le Pen (pour prendre le titre d'un récit de Mathieu Lindon qui a donné lieu à un procès où fut requise l'expertise de théoriciens de la fiction) et simplement de prendre des libertés avec l'histoire officielle. Tout se passe comme si la littérature ne pouvait cesser de jouer avec la célèbre formule décrétant que « toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite » et d'exploiter, pour le meilleur et pour le pire, le fait que la fiction soit une « suspension d'incrédulité » (pour reprendre une formule célèbre de Samuel Coleridge) où le vrai se mêle au faux, ou, du moins, au non-vérifiable. Il faut sans doute en convenir : la fiction tient parfois à la fois du mensonge et du « programme de vérité », riche en hypothèses fructueuses parce qu'elles réorganisent ou corrigent les lacunes du réel (à supposer qu'une réalité existe en dehors des récits que nous en faisons et des hypothèses que nous y projetons).
Telle est peut-être la leçon finale que nous pouvons tirer de cette investigation : nous devons penser l'exigence de séparation entre les faits et la fiction, en même temps que l'intérêt indéniable des « vérités » de la fiction, ces récits dont Aristote a fait le propre de l'homme, l'origine et la source de tout apprentissage, et avec lesquels non seulement nous nous divertissons, mais construisons nos vies et nos sociétés.
Alexandre Gefen
Professeur agrégé, spécialiste de la théorie littéraire (question de la fiction, des genres et de la représentation littéraire), il a coordonné, avec René Audet, le dossier « Frontières de la fiction », Modernités, n° 17, Presses universitaires de Bordeaux, 2003.L'affaire «Marbot»
En 1982, la London Review of Books publie une recension de Marbot. Une biographie. L'auteur, Wolfgang Hildesheimer, déjà connu pour une biographie de Mozart, y évoque la courte vie d'un esthéticien et critique d'art injustement méconnu. Marbot a traversé les trente premières années du xixe siècle comme une météorite : il préfigure l'analyse freudienne de l'oeuvre d'art, rencontre Goethe, Byron, Shelley, Shopenhauer, se fait tirer le portrait par Delacroix, avant de mettre fin à ses jours à l'âge de 29 ans. La recension est élogieuse. Le magazine publie dans un numéro ultérieur une lettre de l'auteur : « Monsieur, j'ai été consterné de constater que l'auteur du compte rendu de mon dernier livre (...) a raté le point essentiel de mon ouvrage, à savoir le fait que le héros de cette biographie n'a jamais existé. Il est purement fictif. » Canular ? Supercherie ? Ou bien tentative avant-gardiste ?Quelque temps après la publication de l'ouvrage, l'auteur précise ses intentions : il n'a jamais voulu tromper qui que ce soit. La jaquette de son livre ne précise-t-elle pas que le personnage « est pour ainsi dire tissé dans le contexte culturel du début du xixe siècle » ? Une biographie n'est ni plus ni moins qu'une fiction... Or de nombreux lecteurs et critiques (mais pas celui de la London Review of Books, qui révéla par la suite avoir voulu prendre l'auteur à son propre jeu...) ont bel et bien cru lire une biographie. Pour le philosophe Jean-Marie Schaeffer, cela signe l'échec de W. Hildesheimer, son incapacité à mettre en oeuvre l'activité de cadrage qui aurait permis de reconnaître l'oeuvre comme une fiction (1). Tout était fait pour induire les lecteurs en erreur, tant les antécédents de l'auteur (il avait auparavant publié un best-seller sur Mozart) que le titre (Marbot. Une biographie) ou les éléments paratextuels : en couverture de l'édition allemande figurait le « portrait » de Marbot par Delacroix et un index des personnages historiques mimait parfaitement le sérieux de l'étude biographique...
Échec ou bien « déguisement magistral » ? W. Hildesheimer crée un personnage de toutes pièces en s'affranchissant de toutes les règles de la narration fictionnelle. A commencer par l'omniscience du narrateur, sa capacité à pénétrer la psyché du personnage. Jamais l'auteur n'évoque les sentiments de Marbot. Et alors même qu'il narre des scènes chargées de sensualité, il les décrit avec la froideur d'un greffier. Il s'interdit toute liberté romanesque, renvoyant chacune de ses affirmations aux documents (imaginaires) à sa disposition. Mais au-delà de ce détournement, W. Hildesheimer entend, selon Dorrit Cohn, miner de l'intérieur le « code de la biographie historique » (2). Le genre suppose que les positions exprimées par le narrateur soient nécessairement celles de l'auteur (ce qui n'est pas le cas du roman, où le narrateur peut très bien être un imbécile). Or les vues esthétiques du narrateur de Marbot sont, à bien y regarder, bien moins subtiles que celles de Marbot, personnage créé de toutes pièces par l'auteur, mais aussi de celles de W. Hildesheimer lui-même lorsqu'il écrit sur Mozart. Les positions laborieuses du narrateur révèlent alors la distance ironique de l'écrivain W. Hildesheimer à l'égard de la biographie historique...