Aux marges des villes, un monde de camps Rencontre avec Michel Agier

Aux marges des mégapoles du monde entier, des zones d’habitation informelles et précaires se développent. L’anthropologue Michel Agier en a étudié les spécificités.


Michel Agier

Anthropologue, directeur d’études à l’IRD et à l’EHESS. Il a publié récemment Anthropologie de la ville, Puf, 2015, et dirigé Un monde de camps, La Découverte, 2014.


À quoi ressemblent ces villes précaires que vous avez observées de par le monde ? Peut-on en faire une typologie ?

Je n’ai pas vraiment élaboré une typologie, mais j’ai été amené à faire une théorie des villes en lien avec leurs marges, à partir de mes pratiques de recherche. Mon interrogation de fond, depuis le départ, a été de savoir ce qui fait une ville. Qu’est-ce qui « fait ville » ? Travaillant sur les périphéries, « invasions », « quartiers déguerpis », favelas, j’ai été confronté à des formes d’habitation urbaine considérées marginales, et ma question a toujours été de me demander : marginales par rapport à quoi ? Selon quelle relation ? Mon premier terrain ethnographique, dans les années 1980, avait d’emblée été un quartier réservé aux étrangers, situé à la limite de Lomé (Togo). Ce lieu, appelé zongo (c’est-à-dire « campement » dans la langue haoussa, mot opposé et associé à « birni », la ville dans son enceinte), abrite des migrants et commerçants nomades que l’on retrouve dans de nombreuses grandes villes d’Afrique de l’Ouest. Ces campements n’étaient pas connotés négativement : ils faisaient partie du fonctionnement normal de la ville.

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Je suis passé ensuite à l’étude des quartiers noirs du Brésil et de la Colombie, constitués d’« étrangers nationaux » venant de régions reculées de l’intérieur du pays, comme les « invasions » de Bahia ou les favelas de Rio. Il s’agissait de lieux situés à la marge : soit en périphérie des villes, soit à l’intérieur, mais alors dans les interstices, là où l’urbanisation avait laissé un vide (vallées ou pentes pour les favelas de Salvador, collines pour celles de Rio). En Colombie, à Cali, troisième ville du pays, j’ai enquêté sur le « mega-slum » (méga-bidonville) d’Agua Blanca. C’est une ville démesurée, pauvre et informelle, de 500 000 habitants, composée d’une multitude de petits quartiers où les voiries sont quasi inexistantes. Plus tard, je me suis intéressé aux camps de réfugiés, où transitent aussi les déplacés internes (réfugiés à l’intérieur de leur propre pays), les clandestins et autres indésirables : un type d’habitat qui se banalise dans le monde entier, à cause des guerres, des crises sociales ou des catastrophes climatiques. Ma dernière enquête s’est faite dans de grands squats, comme cet immeuble de onze étages, dans le quartier de Sabra à Beyrouth, dans lequel vivent des gens de plusieurs pays (Palestiniens, Syriens, Irakiens, Soudanais, Égyptiens…). La vie s’y organise à partir d’économies parallèles, de réseaux de solidarité et d’entraide, éventuellement de trafic d’armes.