Le dernier livre de l’anthropologue Barbara Glowczewski est un voyage en terres de résistance. Dans Réveiller les esprits de la Terre, il est question des rêves totémiques des Aborigènes Warlpiri du désert central d’Australie ; des zadistes de Notre-Dame-des-Landes ; des populations autochtones de Guyane française, en lutte contre les discriminations et l’extractivisme ; des Yézidis d’Irak qui ont pu fuir la violence de Daesh… Ce tourbillon nous laisse entrevoir une multitude d’initiatives porteuses d’un même engagement : prendre soin de nos existences humaines et défendre le vivant en résistant contre la destruction des milieux de vie.
Vous êtes anthropologue, spécialiste des sociétés aborigènes d’Australie. Comment êtes-vous arrivée sur ce terrain ?
En 1978, étudiante en anthropologie, je souhaitais travailler en Australie, pays alors peu étudié en France. J’ai écrit au nouveau Conseil aborigène des terres du Centre (Central Land Council), en précisant que je souhaitais faire ma recherche de doctorat tout en étant utile. Les Amérindiens qui venaient parler à la fac nous avaient alertés sur la nécessité de travailler « avec » les peuples et non « sur » les peuples.
Je reçus un permis de séjour dans une des quatre anciennes réserves warlpiri, Lajamanu, devenue une communauté autogérée. Ce peuple du désert venait en effet de gagner sa revendication foncière sur un territoire de 180 000 km2. Le Conseil proposait que je témoigne de la nouvelle dynamique. Je fus accueillie à son siège à Alice Springs. Je dévorai les transcriptions des témoignages au tribunal tout en suivant des cours accélérés de langue warlpiri. Un officier de terrain aborigène m’emmena à travers les 600 km du désert Tanami jusqu’à Lajamanu 1 et me laissa dans un campement où des femmes peintes sur le corps étaient en train de chanter et danser leurs terres totémiques. Au fil des mois et des années à sillonner le désert avec les Warlpiri, j’ai appris à sentir les lieux autrement. Je raconte cet apprentissage dans Les Rêveurs du désert (1989).
Vos livres les plus connus portent le mot « rêve » dans le titre. Pourquoi ?
Les Warlpiri appellent Jukurrpa l’espace-temps des actions d’une multitude de peuples ancestraux préhumains qui ont rêvé le monde, non tel qu’il est mais tel qu’il se métamorphose, dans toutes les formes du vivant depuis la nuit des temps… Par exemple les traces laissées par le peuple de l’Émeu géant, qui lie les Warlpiri aux peuples de la côte, sont celles des dinosaures à plumes. Chacun de ces peuples est un Jukurrpa Dreaming, littéralement « l’en train de rêver » : Rêve en devenir Kangourou, Prune, Pluie ou Feu. Chaque homme ou femme se dit incarner un Rêve individuel chanté qui émane d’un arbre ou d’une source, et une constellation de Rêves collectifs dont il ou elle est responsable par des rituels. Le livre tiré de ma thèse d’État, Du Rêve à la loi (1991, épuisé mais disponible en ligne), montre que ces constellations de Rêves itinéraires relient des traces sacrées guidant l’équilibre entre les humains et les autres forces du vivant. J’ai appelé mon livre chez « Terre humaine » Rêves en colère (Plon, 2004), car les esprits ancestraux qui sommeillent dans les sites sacrés se mettent en colère lorsque ces lieux sont menacés ou détruits, lorsque leurs enfants animaux, végétaux ou humains sont maltraités, tués, et que les gardiens et gardiennes oublient de prendre soin des lieux, ou s’arrêtent (souvent contre leur gré) d’accomplir les rituels de chants, danses et peintures…