La famille s’est emparée de la littérature contemporaine, qui en traite avec insistance. Ce n’est pas nouveau, dira-t-on : les tragédies – Œdipe, les Atrides, Le Roi Lear – les romans du passé – qu’on pense au Père Goriot – y installaient déjà leurs intrigues. À chaque fois, la famille s’y détruisait sous l’effet d’un agent extérieur : acrimonie des dieux, attraction du pouvoir ou de l’argent. Les écrivains actuels se penchent plutôt sur des phénomènes internes : ruptures sociales, transmissions imparfaites, violences intrafamiliales ou familles dysfonctionnelles. Plus encore : ils inventent pour cela des formes nouvelles, qui reconfigurent des pans entiers de la littérature.
En mesurer l’importance suppose de revenir à un moment charnière, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, lorsque, renonçant à l’exploration des possibles littéraires conduite par les avant-gardes, les écrivains ouvrent à nouveau la littérature aux expériences individuelles, aux réalités sociales, aux violences historiques. Deux formes inédites apparaissent alors : l’autofiction et le récit de filiation. La première, inaugurée par Serge Doubrovsky, s’inspire de la cure psychanalytique : le narrateur, figure de l’écrivain, laisse s’écouler le flux de ses pensées, préoccupations immédiates, souvenirs enfouis, inquiétudes et pulsions de tous ordres. Or, ce qui se démêle lors des séances d’analyse, on le sait, ce sont principalement des imbroglios familiaux. Le livre fondateur de S. Doubrovsky s’intitule Fils (1977) : il joue sur l’ambivalence sémantique de ce mot, entre « filiation » et « fils » entremêlés de l’inextricable pelote familiale où l’individu se trouve pris, sinon prisonnier.
Survivre à la perte
Dans le sillage de ce livre, des œuvres explorent les douleurs familiales déposées dans l’intime d’une conscience. Certaines sont particulièrement dramatiques : Chloé Delaume rapporte comment l’enfant qu’elle fut chercha à survivre au meurtre de sa mère par son père et au suicide de celui-ci (Le Cri du sablier, 2001) ; Philippe Forest revient plusieurs fois sur la maladie et le décès de sa fillette (L’Enfant éternel, 1997 ; Toute la nuit, 1999) ; d’autres encore, de Laure Adler à Bernard Chambaz, ont su dire combien la perte d’un enfant ouvre un abîme au cœur même du couple ou de la structure familiale. Nombreux sont désormais ces livres de deuil, familial, fraternel ou conjugal, qui cherchent dans l’écriture un exutoire à l’absence soudaine. Le prix Goncourt 2022, Vivre vite de Brigitte Giraud, en fournit encore un exemple.
Attachées à mettre en évidence le fonctionnement interne de la famille, des écrivaines articulent aussi autobiographie et fiction. Dans Fille (2020), Camille Laurens interroge le regard que la famille porte sur l’enfant de sexe féminin et les formes d’être qu’elle lui assigne. Catherine Cusset passe de l’autofiction au roman nourri de réalités autobiographiques, selon qu’elle évoque sa propre mère et la relation mère-fille sur plusieurs générations (La Haine de la famille, 2001) ou les rapports complexes avec sa belle famille (Un brillant avenir, 2008). Car l’autofiction n’est évidemment pas la seule forme où dire ce qu’il en est des vicissitudes familiales. Le roman aussi s’ouvre à de telles considérations. On l’a vu récemment avec Michel Houellebecq, délaissant la solitude ontologique de ses personnages pour aborder dans Anéantir (2022) les tensions familiales affrontées à la maladie d’un père. La relation mère-fille et les violences qu’elle génère se trouvent ainsi revisitées dans L’Âge de détruire (2023) dont Pauline Peyrade emprunte le titre à une formule où Virginia Woolf associe le geste de « comprendre » et celui de « détruire » : difficulté à laquelle sont assignés les protagonistes de toute histoire familiale névralgique, lorsque tenter de s’expliquer, c’est prendre le risque du conflit et de la dislocation.