Le soleil se lève sur Pékin. Sur les trottoirs, on peut voir des personnes âgées, debout, immobiles, les yeux fermés, les mains en cercle devant le ventre. Dans la cour d'une cité résidentielle, une douzaine de femmes décrivent des arcs de cercle avec leurs bras étirés, au rythme d'une cassette de musique chinoise. Dans un jardin public, un jeune étudiant, assis sur une pierre dans la position du lotus, marmonne un mantra. Penché au-dessus d'un malade allongé sur un banc, un maître d'une quarantaine d'années écarte les souffles pernicieux à coups de gestes saccadés dans l'air. Un groupe de personnes en transe roule sur le sol, crie, rit ou pleure, danse ou imite des mouvements de boxe chinoise. Avant huit heures, tous, sauf les retraités ou les malades, se disperseront pour aller au travail.
Ces scènes étaient courantes en Chine continentale voici quelques années, avant la répression que le pouvoir communiste fit peser sur le Falungong-. Ces pratiques, qui constituaient la pointe visible de l'iceberg des religiosités chinoises, se sont depuis faites plus discrètes. Mais les religions font inexorablement un retour en force sur la scène chinoise, alors que le gouvernement a entrepris, depuis 1978, d'ouvrir le pays au libéralisme économique tout en conservant son pouvoir autocratique.
La religion chinoise, alternative à la modernité
Pour qui veut appréhender la question des rapports entre religion et modernité, le cas chinois est à la fois passionnant et complexe. Passionnant par l'importance des enjeux : la religion est un domaine majeur de résistance et d'adaptation de la société face à des régimes (communiste en Chine populaire, nationaliste jusqu'en 2000 à Taiwan) aux idéologies de progrès inspirées par l'Occident. Complexe dans la mesure où de nombreuses forces - le protestantisme évangélique, l'islam fondamentaliste, mais aussi un nationalisme culturel inspiré du confucianisme- et du taoïsme-, un bouddhisme- panasiatique et de forts courants millénaristes - se disputent aujourd'hui une population beaucoup moins sécularisée que ne veut le faire croire le discours officiel.
Si elle permet parfois une résistance frontale face à la modernité imposée par les régimes politiques, la religion chinoise- se présente surtout depuis près d'un siècle comme une voie alternative à cette modernité. Elle présente certes de nombreuses caractéristiques des religions « traditionnelles » : les communautés religieuses sont depuis longtemps constituées autour de cultes locaux, limités à des villages, des quartiers, des familles ou des corporations ; et l'orthopraxie (l'accomplissement correct des rituels) prime sur le respect de la doctrine. On peut cependant y trouver certaines des caractéristiques importantes de ce que les sociologues appellent modernité religieuse, que l'on croit généralement propre à l'Occident du xxe siècle.
Relevons d'abord une tradition de pluralisme établie de longue date. La Chine impériale, jusqu'à la dernière dynastie, celle des Qing (1644-1911), avait une religion d'Etat, le confucianisme. Dans ce cadre étaient inclus un grand nombre de cultes de dieux et saints locaux, en réalité indépendants de toute organisation nationale. Bouddhisme et taoïsme étaient également reconnus et acceptés, quoiqu'avec des mesures de contrôle. Il ne s'agissait pas de tolérance, dans la mesure où l'Etat impérial se réservait le droit d'interdire et de supprimer toute organisation religieuse jugée subversive ou immorale. Dans la pratique, une très grande variété de traditions et de spécialistes religieux cohabitaient autrefois au sein d'un système religieux très varié, qui se reconstitue aujourd'hui en englobant de nouveaux entrants.
Une seconde caractéristique « moderne » de l'organisation religieuse chinoise était la part importante laissée au choix et à l'élaboration individuels. En effet, les formes collectives de religion - les cultes aux saints locaux, aux ancêtres et aux saints patrons - avaient plus une fonction sociale que spirituelle. Cette dernière fonction était remplie par d'autres formes de vie religieuse. Un grand nombre d'associations dévotes réunissaient des adeptes adhérant sur une base individuelle ; certaines procuraient même un accès individualisé au sacré, notamment au travers de l'écriture inspirée, qui permettait à chaque adepte de communiquer avec les divinités et immortels de son choix pour obtenir des instructions éthiques, spirituelles ou pratiques, se construisant une identité religieuse sur mesure.