Connus ou méconnus, ils sont aujourd'hui, en France, plusieurs chercheurs en sciences sociales et humaines à travailler et publier régulièrement sur la Chine actuelle pour en comprendre et éclairer les transformations, dans la grande tradition de la sinologie française, sans être pour autant des sinologues patentés 1 . Même s'ils ne rejettent pas ce titre de sinologue, ces spécialistes se présentent en effet d'abord comme sociologues, économistes ou politologues...
Pour ces chercheurs, la langue chinoise est, selon les termes d'Emilie Tran, une jeune chercheuse, « un instrument de travail avant d'être un objet d'étude » , que l'on apprend dans sa forme parlée plutôt que classique. Pour certains chercheurs, la non-pratique de la langue chinoise n'est d'ailleurs plus un obstacle rédhibitoire. Une opinion qui laisse songeurs les sinophones mais qui n'en illustre pas moins, fût-ce à la caricature, le fait que la Chine n'est plus le monopole des sinologues. A l'instar d'Isabelle Thireau (anthropologue), ces chercheurs se veulent des médiateurs entre les chercheurs en sciences humaines non spécialistes de la Chine et les sinologues, spécialistes de la Chine classique. Pour les aider à comprendre les continuités mais aussi les ruptures entre cette Chine d'hier et la Chine d'aujourd'hui.
Combien sont-ils en France à travailler et écrire ainsi régulièrement sur la Chine contemporaine ? Difficile à dire en raison de l'éparpillement de cette communauté de recherche. D'après certaines estimations, autour d'une trentaine, toutes générations et disciplines confondues. Soit un nombre faible comparé aux effectifs de la sinologie, mais pas si négligeable que cela comparé aux autres pays, les Etats-Unis exceptés qui bénéficient d'un vivier sans équivalent avec les Chinois partis par milliers faire leurs études dans ce pays. Un nombre non négligeable non plus par rapport aux années qui ont précédé les réformes de 1978 et l'ouverture du pays.
Non que la période antérieure, de la proclamation de la république populaire de Chine en 1949 à la Révolution culturelle, dans les années 1960-1970, ait totalement tari les courants de recherche. C'est d'ailleurs en 1959 qu'est créé, au sein de la 6e section des Hautes études, le Centre de documentation sur la Chine contemporaine (l'actuel Centre d'études sur la Chine moderne et contemporaine, à l'EHESS) à l'initiative du colonel Jacques Guillermaz. Dans le sillage de celui-ci, plusieurs chercheurs ont depuis acquis une notoriété internationale en se spécialisant dans des domaines précis : Marie-Claire Bergère, spécialiste de la bourgeoisie chinoise, Lucien Bianco, des paysans, Alain Roux, des ouvriers, ou encore Léon Vandermeersh qui dirigea le département des langues orientales de Paris-VII. Mais au moment même où les chercheurs français s'ouvraient à la Chine contemporaine, la Chine (maoïste) se fermait. « L'objet se refusait » , ainsi que le résume l'historien Yves Chevrier, actuel codirecteur du Centre d'études sur la Chine moderne et contemporaine.
Depuis la proclamation de la république, rares ont été les chercheurs qui ont donc pu se rendre en Chine, et encore fut-ce à la faveur de la brève période d'ouverture consécutive à la reconnaissance de la république populaire de Chine par la France, en 1964 (comme Marianne Bastid ou Pierre Gentelle). Durant la Révolution culturelle, il était devenu impossible d'y entreprendre des enquêtes.
Quoique coupés de la Chine, les chercheurs disposaient encore de sources d'informations : les témoignages des réfugiés chinois installés sur l'île de Taiwan ou à Hong-Kong. Mais le contexte idéologique rendait l'exploitation de ces témoignages délicate. « Prêter attention à des Chinois qui fuyaient le régime communiste, c'était , explique Y. Chevrier, faire un choix politique » , et risquer d'être accusé de travailler à la solde de la CIA...
Pour l'essentiel, les recherches sur la Chine contemporaine se sont donc appuyées sur les archives disponibles en France ou l'apport d'une nouvelle discipline, la pékinologie, consistant à saisir les débats internes au PCC et ses éventuelles dissensions, dans l'esprit du China watching développé aux Etats-Unis.
Avant d'être un terrain de recherche, la Chine est, en France, un terrain d'affrontements idéologiques entre intellectuels. Il faudra attendre plusieurs années pour que les méfaits du communisme soient reconnus. Dans un livre collectif publié en 1976, des chercheurs entreprirent de « désidéologiser » l'approche de la Chine en appliquant une méthode empirique et aussi objective que possible 2 . Le titre dit bien l'intention des auteurs : Regards froids sur la Chine . Ainsi que le rappelle Jean-Luc Domenach, « il traduisait [une] volonté de garder la tête froide, de ne pas se laisser manipuler, d'aller aux sources et de voir concrètement que la propagande communiste voilait une réalité qui était infiniment plus complexe et largement caractérisée par la répression et les réactions populaires » . C'est dans cet esprit qu'est créée à Hong-Kong une antenne de sinologie.