«J’étais à l’époque une sorte de structuraliste naïf. Jakobson m’a révélé l’existence d’un corps de doctrine déjà constitué dans une discipline, la linguistique, que je n’avais jamais pratiquée. Pour moi ce fut une illumination. » C’est ainsi que, avec le recul, Claude Lévi-Strauss décrit sa rencontre, à New York en 1942, avec le linguiste praguois Roman Jakobson. De cette « illumination », il a tiré depuis une œuvre, une méthode, une vision des cultures humaines, en même temps qu’il introduisait le structuralisme en sciences sociales.
À l’avant-garde du structuralisme français
Né en 1908 dans une famille cultivée, Lévi-Strauss est, en 1934, un jeune agrégé de philosophie assez déçu par son métier et par ses engagements politiques à gauche. L’occasion lui est offerte d’aller enseigner la sociologie à São Paulo, au Brésil : il la saisit. Il y restera presque cinq ans, profitant des vacances pour visiter les villages indiens du Matto Grosso. L’ethnographie est sa nouvelle vocation. En 1940, il est en France libre et, pour fuir les persécutions antisémites, traverse l’Atlantique où, en compagnie d’autres exilés européens, il enseigne à la New School for Social Research, écrit sur les Nambikwaras du Brésil et se spécialise en ethnologie américaine. C’est là, entendant Jakobson, qu’il entreprend d’acclimater la notion de structure à son propre champ d’étude : les mœurs, la culture. Il publie plusieurs textes sur le sujet qui le font connaître aux États-Unis, puis, de 1945 à 1948, il est à New York comme attaché culturel. Son premier ouvrage, Les Structures élémentaires de la parenté, qui paraît en 1949 à Paris, est un événement salué. Dans ce gros livre, Lévi-Strauss développe une thèse : tous les systèmes de parenté remplissent une fonction primordiale qui consiste à codifier les règles du mariage entre familles. Certaines sociétés les organisent de façon systématique et contraignante : on parle alors de « systèmes élémentaires ». Lévi-Strauss montre que les formes d’échange qui en résultent suivent un petit nombre de modèles, restreints ou généralisés. En quoi cela fonde-t-il le « structuralisme » ? La notion existait en anthropologie : on parlait de « structure sociale » pour désigner ce que, dans les sociétés lettrées, on appelle les « institutions » (organisations familiales et politiques). Mais, dans l’usage de Lévi-Strauss, une structure est autre chose : une représentation inconsciente, comme peuvent l’être dans le cas de la langue les règles de formation des mots et des phrases. D’autre part (il prend cela à Jakobson), la parenté forme un système : pour le comprendre, on doit en considérer l’état présent et non l’histoire. Telles sont les idées qui transforment le structuralisme en réponse d’avant-garde pour toute question qu’on voudra lui soumettre : histoire, culture, psychologie, littérature, sociologie. « Avant-garde » veut dire « inévitable », mais pas partout apprécié : Lévi-Strauss, deux fois retoqué, attendra neuf ans pour entrer au Collège de France, alors qu’il est l’anthropologue le plus brillant et le plus lu de sa génération, grâce à un récit philosophique, Tristes tropiques (1955), qui dénonce l’extinction des cultures amérindiennes.