Tout commence dès les années 1960, autour d’une poignée de chercheurs isolés. Parmi eux un neuropsychologue américain, Paul Bach y Rita, va faire particulièrement parler de lui. Son père, le poète catalan Pedro Bach y Rita, a été victime à 66 ans d’un AVC (accident vasculaire cérébral) lui ayant laissé de graves séquelles : la moitié de son corps est paralysée, et il ne peut plus parler. Mais grâce à une rééducation très volontariste et originale, impulsée par Georges, le frère aîné de la famille, Pedro Bach y Rita réussit à retrouver une grande partie de ses capacités : il se remet à marcher (à l’aide d’une canne) et à reparler. Quand il meurt, quelques années plus tard, l’autopsie révèle que son cerveau avait pourtant été grandement endommagé par l’AVC, et présentait une sévère atrophie des centres moteurs. Cela ne signifiait-il pas que le cerveau pouvait se réorganiser ? La récupération de la marche et de la parole avait peut-être été rendue possible par l’usage d’autres zones que les circuits cérébraux habituels. Dans ce cas, voilà qui ouvrait de toutes nouvelles perspectives sur le fonctionnement du cerveau !
Voir avec sa langue
Paul Bach Y Rita décide alors de réorienter ses recherches. En 1965, l’année de la mort de son père, il publie un premier article dans Nature où il évoque les possibilités de réparation du cerveau. Signe des temps, l’article est d’abord rejeté six fois par différents journaux scientifiques. Le « mainstream » des recherches est alors tourné vers l’idée de localisation et de modules fonctionnels. Par la suite, P. Bach y Rita met au point des techniques destinées à montrer la possibilité de « substitution fonctionnelle » : c’est-à-dire de mobiliser une partie du cerveau pour accomplir une fonction différente de celle qui lui est habituellement dévolue. À la fin des années 1960, le chercheur invente une machine originale destinée à venir en aide aux aveugles. Le dispositif consiste à relier une caméra à… la langue de l’aveugle. La caméra filme un objet ; les images sont alors traduites en légères impulsions électriques transmises sur la langue. Après quelques picotements, l’aveugle parvient à situer la place de l’objet et son changement de position. C’est comme s’il voyait avec sa langue ! Selon l’hypothèse de P. Bach y Rita, les canaux sensoriels sont allés informer l’aire visuelle normalement inactive chez l’aveugle. Il faudra attendre plus de quarante ans pour que cette hypothèse soit confirmée : en 2005 à Montréal, plusieurs aveugles recommencent l’expérience de la « vision », certes sommaire, par le biais de la stimulation de la langue. Sur IRM, il apparaît que le signal est bien transféré des récepteurs de la langue à la zone cérébrale de la sensibilité linguale, et de là vers l’aire visuelle 8. Mais autrefois, ces travaux étaient passés presque inaperçus. « C’était une sombre période pour la plasticité », note P. Bach Y Rita : ils n’étaient alors qu’une poignée à y croire.