Débat public, mode d'emploi

OGM, aménagement d'un nouvel aéroport, école... rares sont les projets ou enjeux de société qui ne soient discutés, à l'échelle locale ou nationale, dans le cadre de débats publics. Les chercheurs en sciences sociales y voient une remise en cause du monopole des experts sur le contrôle des décisions.

« Je ne prétends pas détenir la vérité, avoir raison sur toute la ligne. Ce que je n'accepte pas, c'est le langage qui consiste à dire : "Les spécialistes c'est nous, et vous, si vous voulez bien rester à votre place et surtout ne réagissez pas." Ça, c'est pas acceptable, pas dans un pays démocratique. » Ces propos sont parmi bien d'autres ceux que des élus et représentants de l'Etat et de la SNCF eurent loisir d'entendre lors des réunions publiques organisées préalablement à la réalisation du projet TGV Aquitaine (appelé depuis ligne à grande vitesse Sud-Europe Atlantique), de novembre 1995 à mars 1996. Malgré bien d'autres propos acerbes et moult controverses, ces réunions débouchèrent sur l'élaboration d'un cahier des charges complet de l'infrastructure. Les habitants d'Aquitaine, du Poitou-Charentes, du Centre et du Midi-Pyrénées venaient ainsi de vivre, parfois à leur l'insu, l'un des plus longs processus de concertation organisée à cette échelle régionale et qui avait en fait débuté dès janvier 1994, avec l'accord donné par le chef de gouvernement de l'époque pour le lancement d'un débat public. Avaient suivi la nomination d'un préfet coordinateur, la mise en place d'un comité de pilotage (assisté d'un cabinet de communication), d'un groupe technique censé préparé un document de base, d'une commission de suivi chargée de veiller à la transparence du débat, etc. La presse locale ne fut pas en reste : outre la publication de lettres d'habitants concernés dans la rubrique courrier des lecteurs, elle couvrit régulièrement les réunions publiques et les manifestations qui se déroulèrent en marge. Le tout conformément à la circulaire dite Bianco qui encourageait depuis 1992 l'organisation d'un débat public pour des projets d'aménagement d'envergure.

Un terme en passe d'être galvaudé

Débat public : l'expression s'est depuis imposée comme le nouveau mot d'ordre des pouvoirs publics comme des mouvements sociaux. Par là, il faut entendre toute « instance ou procédure de mise en discussion publique des choix collectifs 1 ». Une controverse ou une polémique émerge-t-elle qu'aussitôt est invoquée la nécessité d'un tel débat. Il y aurait presque une injonction à débattre sinon à délibérer ! Aujourd'hui, aucun projet d'aménagement du territoire ne se conçoit sans l'organisation préalable d'une concertation avec les populations concernées. Chaque année, ce sont des milliers de projets d'aménagement qui sont ainsi soumis à une enquête publique. A leur tour, des enjeux de société suscitent l'organisation de débats sous la forme d'états généraux, de consultations nationales ou de conférences citoyennes (voir les états généraux sur la santé en 1998-1999, de l'alimentation à la fin de l'année 2000, la conférence citoyenne sur les OGM en 1998, la consultation nationale, au cours du dernier trimestre 2003, sur la future politique de l'eau...). Dernier exemple : le débat sur l'école lancé par le ministère de l'Education nationale. Signe des temps, les débats publics ont aujourd'hui leur observatoire 2.

Cette valorisation, tant par la société civile que par les gouvernants, du débat public est telle que certains s'inquiètent déjà des risques de vider l'expression de son sens. Ainsi, pour Pierre Zémor, auteur d'un ouvrage récent sur le phénomène, « l'expression se galvaude au point qu'il suffit qu'une question soit dans l'opinion objet de discussion, qu'un désaccord potentiel soit évoqué pour dire qu'il y a débat public 3 ». De fait, l'expression sert à désigner une extrême variété de dispositifs - comités de sages, commissions locales de consultation du public, conseils de quartier, commission nationale du débat public ou jurys de citoyens, etc. - qui n'ont pas tous la même finalité : les uns visent la simple concertation d'une population directement concernée par un projet d'aménagement, d'autres une coconstruction de la décision avec une participation en amont de cette population ou de citoyens ordinaires. Avant de pointer les limites exactes de ces dispositifs mais aussi ce qu'ils disent de l'évolution de la société, il convient de rappeler une autre réalité méconnue : sous l'apparent phénomène de mode, se manifeste une réalité enracinée dans des pratiques anciennes...

A l'échelle locale, les dispositifs organisant un débat public autour d'un projet d'aménagement sont inspirés de la pratique de l'enquête publique instaurée dès le xixe siècle. Il faut cependant attendre les années 70 pour assister aux premières réformes qui élargissent la portée du débat public. En 1983, la loi Bouchardeau accentue la démocratisation de l'enquête publique en fixant à cette dernière l'objectif « d'informer le public, de recueillir ses appréciations, suggestions, contre-propositions, afin de permettre à l'autorité compétente de disposer de tous les éléments nécessaire à son information ». Le champ de la procédure est par ailleurs élargi aux projets susceptibles d'affecter l'environnement. 10 000 à 15 000 opérations sont ainsi soumises chaque année à une enquête publique. Mais l'enquête arrive souvent après la bataille... D'où, en 1992, la circulaire Bianco, évoquée plus haut, qui vise à l'enclencher en amont de la conception du projet. La même année est adoptée la loi sur l'administration territoriale (février) qui pose pour principe « le droit des habitants de la commune à être informés des affaires de celle-ci et à être consultés sur les décisions qui les concernent » 4. Un débat national et régionalisé sur les infrastructures dans les années à venir (« Transports 2002 ») est par ailleurs mis en place à l'initiative du ministre des Transports, Paul Quilès. Se précise à cette occasion le souhait de mettre en place pour chaque projet d'infrastructure un débat public, « transparent et démocratique », en plusieurs phases (sur l'intérêt économique et social du projet, la définition du tracé, l'utilité publique, le suivi de la réalisation).