Demain, un prof numérique ?

L’introduction des Tice (technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement) à l’école risque, à terme, de modifier en profondeur la nature du métier d’enseignant. Les profs vont-ils se transformer demain en guide de la complexité numérique ?
« Quand, il y a cinq ans, je suis entrée dans la classe et que j’ai vu ces 30 têtes d’élèves rivées sur leur écran d’ordinateurs portables, j’avoue avoir été un peu déroutée. Je me suis dit, ils ne me regarderont plus, je vais être obligée d’inventer une autre manière de faire cours ! Et puis, je me suis adaptée. J’ai par exemple imposé que l’on baisse les écrans quand je prends la parole. J’ai commencé à plus circuler dans la classe, et j’en suis arrivée à une conclusion : avec l’informatique en classe, il y a moins d’élèves inattentifs, le groupe travaille plus qu’avant, chacun fait toujours appel à moi, donc mon autorité naturelle d’enseignante n’a pas été atteinte », témoigne Fabienne Saint-Germain, professeur d’histoire-géographie au collège Jean-Moulin de Saint-Paul-lès-Dax. Nous sommes dans les Landes où depuis 2001 tous les élèves de 4e et 3e ont leur ordinateur portable personnel et le ramènent tous les soirs à la maison. L’expérience de cette enseignante est donc au cœur du débat sur l’introduction des technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (Tice) dans les usages de l’Education nationale.

Des plus férus aux réfractaires

Les Tice vont-elles transformer les pratiques pédagogiques ou ne doivent-elles rester qu’un outil au service de la pédagogie ? Un débat loin d’être tranché tant les résistances sont encore fortes au sein de l’institution, et chez bon nombre d’enseignants vingt ans après le plan Informatique pour tous lancé en 1986.
Certes, de gros efforts ont été réalisés en matière d’équipement : pour un paysage encore très inégal dans le primaire avec un ordinateur pour 15 élèves, les établissements du secondaire sont près de 100 % à être connectés à Internet avec un ratio de 5 élèves par ordinateur en lycée et de 5 à 10 en collège. Mais c’est en matière d’utilisation que le bât blesse. Au niveau national, on peut dire qu’en moyenne un tiers des enseignants font un usage régulier des Tice dans leur classe, cet ordre de grandeur incluant les plus férus jusqu’aux pratiques a minima (seuls l’ordinateur et le vidéoprojecteur) (1). Ensuite, vient une bonne moitié de professeurs qui s’interroge, ayant des usages ponctuels et hésitants. Enfin, environ 10 % d’irréductibles refusent d’utiliser les Tice. Le paradoxe reste entier car plus de 80 % des professeurs de France sont aujourd’hui connectés à Internet à leur domicile, mais une bonne part d’entre eux ne voit pas l’intérêt de cette culture numérique pour la classe. Ce fort passif tient sans doute à l’héritage des années 1970-1980 où les premières expériences réalisées à partir de logiciels d’enseignement programmé avaient laissé l’amer souvenir que la machine allait pouvoir se substituer aux enseignants (2). Il tient aussi au fait qu’utiliser les Tice exige, au moins dans les premiers temps, un surcroît de travail non négligeable pour l’enseignant qui, de plus, n’est absolument pas valorisé par l’institution. Mais il vient surtout d’une peur, d’ailleurs largement justifiée, celle d’avoir à remettre en cause sa pédagogie, que les élèves en sachent plus que soi, que le métier ne soit plus tout à fait comme avant.
Sans compter l’angoisse d’être vite ringardisé par les élèves. Forte de la formation de nombreux enseignants, F. Saint-Germain, qui est aussi interlocutrice Tice pour l’académie de Bordeaux, le confirme : « Pour les profs, la grande panique consiste à ne pas maîtriser l’outil et à se planter devant les élèves. J’essaye alors de les rassurer en balayant le vieux schéma du prof qui sait tout et en leur expliquant qu’en cas de panne, il n’y a pas de honte soit à faire appel à un élève, soit à repasser au cours classique. » La mobilité des outils, l’interactivité, l’individualisation, le développement de l’autonomie, la compréhension des échecs…, autant d’atouts des Tice qui demandent de nouvelles compétences. En plus de sa capacité à transmettre des connaissances, le prof de demain devra sans doute être une personne-ressource capable d’accompagner ses élèves dans les arcanes de la culture numérique. Tout simplement parce que, de l’avis de spécialistes, la culture est en train de devenir numérique.

La fin de l’enseignement didactique ?

« Dans le monde du travail, les enseignants représentent quand même une des dernières professions à n’avoir pas été impactée par l’informatique ! Les professeurs ont tendance à faire comme si l’ordinateur était un outil comme les autres à l’image d’un stylo ou d’un manuel. Or, ce n’est pas en banalisant l’outil mais en l’adoptant, en essayant d’en tirer parti au mieux qu’ils peuvent s’en faire un allié. Grâce à l’informatique, ils ont la possibilité de créer des supports parfaitement adaptés aux difficultés de leurs élèves à un temps T. Ils peuvent se servir de contenus vraiment originaux trouvés sur Internet et devenir eux-mêmes créateurs de contenus. Ils sont, par exemple, en mesure d’enregistrer leur cours pour permettre aux élèves de le réécouter sur leur portable de retour chez eux. Bref, il s’agit ici d’une énorme valeur ajoutée pour l’exercice du métier », précise Alain Jaillet, enseignant-chercheur à l’université Louis-Pasteur de Strasbourg (3). Evolutions sur le plan technique, donc fortes avancées sur le plan culturel. Une des caractéristiques de la culture numérique consistant à tisser des liens entre telle et telle notion, entre tel et tel site, elle rejoint ici la culture tout court pour Janique Laudouar, chef du projet Numedia-edu au rectorat de Paris : « Quand je regarde une statue dans un musée, ce que l’on appelle ma culture, ce sont bien les liens que je suis capable de faire entre cette statue et un livre ou un monument qui font partie de mon background. La culture numérique utilise ce même réflexe en le rendant automatique : les élèves consultent sur Internet, chaque site les renvoie à d’autres liens leur permettant soit d’enrichir leur capital culturel sur un sujet, soit de capitaliser des connaissances n’ayant rien à voir avec le sujet, trouvées au hasard des recherches, et dans ce cas d’élargir leur bagage. A chaque fois, l’enseignant est là pour structurer ces liens, il agit comme un catalyseur qui vient mettre de la cohérence. »
Personne-ressource, créateur de contenus, catalyseur…, la nature du métier serait-elle donc bien en train d’évoluer ? Les uns mettent en avant une question d’équilibre entre transmettre et accompagner, deux fonctions de tout temps présentes dans la profession, qui basculera demain un peu plus au profit de la seconde. Les autres préfèrent parler de nouveau paradigme, évoquant le passage d’un rapport vertical où le maître sait et les élèves apprennent, à un rapport horizontal où prof et élèves apprennent ensemble sur une plateforme de collaboration (4). On mesure le chemin restant à parcourir ! On ne voit en tout cas pas qui d’autre que les enseignants pourra aider les élèves à faire le tri dans les résultats donnés par les moteurs de recherche. Qui d’autre qu’eux pourra limiter la pratique du plagiat intellectuel rendu possible par Internet. Qui d’autre qu’eux, enfin, occupera la place réelle et symbolique permettant de penser et de prendre ses distances par rapport à cette nouvelle complexité de l’information. Cette éducation au doute revendiquée par François Jarraud, rédacteur en chef du site cafepedagogique.net : « Face au réflexe pavlovien des élèves qui consiste à ne faire appel qu’à Google ou Wikipédia, il faut promouvoir une éducation critique sur les ressources, pour laquelle l’école reste la mieux placée. »
On peut certes considérer que le développement du C2I, le certificat informatique et Internet qui viendra bientôt valider les compétences des enseignants en matière de Tice, soit de nature à faire émerger une nouvelle génération de professeurs aptes à la maîtrise des usages éducatifs de l’environnement numérique (5). Mais cette certification ne suffira pas, car elle ne répond aucunement à une des questions les plus sensibles posées par l’introduction des Tice à l’école : quelles conséquences sur le service enseignant ? Cette culture numérique rompt en effet avec le tout présentiel, introduisant une notion de plus grande disponibilité des enseignants à l’égard des élèves y compris hors temps scolaire, imposant des plages démultipliées de préparation de cours au moins au début. Bref, elle rend le temps scolaire plus élastique pour les élèves comme pour les professeurs. Ces derniers ne semblent pas disposés à accepter de telles modifications de leur service sans compensations d’ordre financier ou sans un certain niveau de reconnaissance. Et J. Laudouar de s’insurger : « L’Education nationale est un formidable vivier de compétences et elle n’est pas capable de trouver les moyens de gratifier et de récompenser ses enseignants. En revoyant à la baisse les décharges horaires, on va dans le sens inverse de l’histoire. Il faut absolument conserver des espaces de mission pour les enseignants pionniers, souvent autoformés et détenteurs d’incroyables compétences extrastatutaires susceptibles d’enrichir l’école. » Autrement dit, un exemple parmi des dizaines de milliers, comment l’institution peut-elle utiliser de manière optimale le bagage d’un jeune agrégé en arts appliqués qui a fait l’école Duperré à Paris, puis l’Ecole normale supérieure de Cachan, qui est fan de mangas, de jeux vidéo, écrit des articles sur le sujet, et a maintenu plusieurs sites Internet dont celui qu’il vient d’ouvrir pour sa ligne de bijoux ? Peut-on imaginer que, dans un avenir proche, les enseignants ayant ce profil contribuent au système autrement qu’en classe avec des élèves ?