Démocratie

Démocratie
. Histoire politique d’un mot 
aux États-Unis et en France
. François Dupuis-Déri
, Lux, 2013, 446 p., 22 €.

Les régimes politiques occidentaux se qualifient eux-mêmes de démocraties. Ils reposent sur l’élection libre et compétitive à intervalles réguliers des dirigeants par l’ensemble des citoyens. Or ces régimes ne constituent nullement des démocraties au sens ancien du terme. En effet, d’Aristote à Jean-Jacques Rousseau, une démocratie est sans équivoque possible le régime où le peuple tout entier, assemblé sur l’agora, délibère et décide directement de ses propres affaires. De plus, pour la plupart des penseurs qui écrivent avant 1800, le régime démocratique se trouve porteur, non pas d’une promesse de bonheur collectif, mais bien plutôt de menaces de violences civiles d’abord, de tyrannie ensuite. Comme le souligne François Dupuis-Déri, tous les auteurs sont alors « agoraphobes ». En effet, les auteurs anciens soulignent à l’envi que les gens du commun, mis en situation de délibérer et de décider, sont si intellectuellement démunis et si fortement envieux des biens d’autrui que des démagogues en profiteront nécessairement pour les mener aux plus grands malheurs. Tenant compte de cette donnée bien connue de l’histoire intellectuelle occidentale, F. Dupuis-Déri se propose alors d’expliquer comment, à la faveur des Révolutions américaine et française, ce terme si dépréciatif de « démocratie » va en venir à qualifier positivement nos régimes. Les anciens auteurs les auraient sans doute qualifiés d’« aristocraties électives ». Les travaux de Pierre Rosanvallon avaient déjà pour la France montré comment, pour les élites, le terme de démocratie était passé dans les premières années du XIXe siècle du registre dépréciatif au registre laudatif. En étendant ici la recherche, F. Dupuis-Déri montre à quel point la nouvelle définition du terme tient entre autres à des interactions entre la France et les États-Unis. Il souligne aussi, en particulier au vu des correspondances privées des révolutionnaires des deux pays, comment cette redéfinition se fait largement à l’encontre des valeurs profondes de la plupart d’entre eux. Ils restent en effet pour la plupart des partisans convaincus de la « république », soit de l’aristocratie élective. Ils font preuve d’une constante agoraphobie, liée aussi bien à leur formation scolaire par les auteurs latins et grecs, qu’à leurs intérêts particuliers de « représentants de la nation ». Simplement, il se trouve que le jeu de la concurrence pour les suffrages populaires les oblige bientôt à se présenter tous comme de sincères « démocrates », et à faire comme si le régime qu’ils dirigeaient par la grâce de l’élection était vraiment une démocratie. La perspective politique de l’auteur, anarchiste et féministe, est évidente : en retraçant le détournement du terme « démocratie » par les praticiens de l’aristocratie élective, il s’agit de redonner espoir aux « agoraphiles », aux partisans de la démocratie à la grecque. L’angle mort de l’ouvrage nous paraît cependant son traitement par trop rapide des raisons pour lesquelles la majorité des citoyens français et américains se contentèrent de cette aristocratie élective, repeinte aux couleurs de la démocratie : étaient-ils donc si bêtes qu’ils n’aient pas bien saisi ce que les partisans du nouveau régime leur proposaient, ou n’avaient-ils pas plutôt fort bien compris pour la plupart que la division du travail politique qu’on leur offrait ne leur était pas si défavorable que cela ?