Entretien avec Michel Crozier

« La clé de la réussite américaine : le partenariat. »

Aux Etats-Unis, le temps des Golden Boys est révolu. L'heure est désormais à l'entreprise individuelle et au partenariat.

Sciences Humaines : Vous venez de rédiger un rapport sur les nouvelles pratiques managériales apparues ces dernières années aux Etats-Unis, à partir d'une série d'entretiens avec différents managers et consultants. Quelles sont les principales tendances que vous avez pu dégager ?

Michel Crozier : Nous ne sommes plus du tout dans le cycle traditionnel du toujours nouveau. Quand on demande : quelle est la nouvelle mode ? On vous répond qu'il n'y a plus de nouvelle mode intellectuelle mais qu'il y a, en revanche, des tendances fortes, en matière de pratiques managériales. Les deux tendances dominantes ont été et sont encore le downsizing et le reegineering (voir encadré p. 66).

Le downsizing doit être examiné à part car il s'agit d'une série de vagues de réajustement que nous connaissons aussi en Europe mais qui ont été, aux Etats-Unis, appliquées avec une dureté sans équivalent. La première vague de downsizing commence au début des années 80 ; elle correspond, sur le plan intellectuel, au succès du Prix de l'excellence. Elle concerne en priorité le top management. Celui qui incarne désormais la figure du manager, c'est l'homme providentiel, le sauveur, qui, à peine arrivé dans l'entreprise, réduit de manière drastique les effectifs du siège social. Cette méthode a été appliquée avec une brutalité impensable en Europe. L'Amérique semblait tout d'un coup douter de l'efficacité des états-majors fonctionnels de plus en plus sophistiqués qui avaient fait la fortune des théoriciens du management.

La deuxième vague a concerné les ouvriers et les employés d'exécution des grandes industries et des grandes concentrations du tertiaire, c'est le downsizing proprement dit. Pour restaurer la compétitivité, l'entreprise doit être « lean and mean » (maigre et méchante). En quelques années, General Motors (GM) et d'autres fleurons de l'Amérique moderne comme IBM ont supprimé jusqu'à la moitié de leurs effectifs. Le rôle de la Bourse de Wall Street est de plus en plus manifeste dans ce mouvement : le cours des actions des firmes qui licencient massivement est systématiquement à la hausse. Cela a encouragé certains patrons à enfler démesurément les chiffres de licenciement tout en réembauchant subrepticement (c'est le cas, par exemple, de la compagnie de télécommunications AT & T).

Les entreprises américaines n'ont pas été les seules ni les premières à recourir à cette pratique. Des entreprises françaises l'ont également pratiquée mais se sont bien gardées de le clamer. D'ailleurs, l'une des entreprises qui a le plus réduit ses effectifs en Europe est une entreprise française : Usinor Sacilor (70 % des effectifs ont disparu !).

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Depuis, une troisième vague de downsizing a touché le middle management : les cadres, jusqu'ici relativement protégés.

SH : Quelle a été l'attitude des syndicats face à ces différentes vagues de downsizing ?

M.C. : Les syndicats américains sont apparus tels des géants aux pieds d'argile. A la différence de leurs homologues français, ils n'étaient pas parvenus à se faire accepter comme des interlocuteurs du pouvoir politique. Surtout, ils sont en position de faiblesse du fait du basculement des activités humaines. Leur force était dans l'industrie, or l'avenir est dans les services.