Démocratiser la science par le récit Entretien avec Étienne Klein

Dans une société de défiance où la critique généralisée supplante le doute légitime, il est urgent de repenser les manières de raconter la science, estime le physicien et philosophe Étienne Klein.

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De vifs débats scientifiques et médiatiques ont émaillé la crise sanitaire. Quel regard portez-vous sur cet épisode ?

Quand un scientifique intervient dans les médias, il devrait avoir le courage de dire aussi souvent que nécessaire : « Nous savons que, et nous nous demandons si. » Une telle formulation engage d’abord un « nous » : elle signale que c’est une communauté qui parle après avoir travaillé, échangé, discuté, et non un individu particulier qui donne son avis personnel. Ensuite, cette phrase marque à elle seule la séparation entre la science (ce qu’on sait) et la recherche (ce qu’on ne sait pas encore). Les sciences représentent des corpus de connaissances, qu’il n’y a pas lieu – jusqu’à nouvel ordre ! – de remettre en cause : la Terre est ronde plutôt que plate, l’atome existe bel et bien, les espèces animales évoluent, etc. Mais ces connaissances, par leur incomplétude même, posent des questions dont nous ne connaissons pas encore les réponses : existe-t-il une vie extraterrestre ? Pourquoi l’antimatière, présente dans l’univers primordial, a-t-elle disparu au sein de l’univers actuel ? Répondre à de telles questions, c’est le but de la recherche. Par nature, celle-ci a donc à voir avec le doute, tandis que les sciences sont constituées d’acquis difficiles à remettre en cause sans arguments extrêmement solides. Mais lorsque cette distinction n’est pas faite – comme ce fut trop souvent le cas ces derniers mois –, l’image des sciences, abusivement confondues avec la recherche, se brouille et se dégrade : on en vient à dire que « la science, c’est le doute » !

La pédagogie a sans doute manqué au début de l’épidémie, mais les explications se sont multipliées ensuite. La surabondance d’informations est-elle aussi un problème ?

Alors que l’information fut, durant presque toute l’histoire de l’humanité, une denrée rare, donc précieuse, nous voilà désormais bombardés par des informations à la fois innombrables et pléthoriques, que notre cerveau est incapable de gérer. Dès lors, de façon plus ou moins consciente, nous choisissons de nous intéresser à telle information particulière plutôt qu’à telle autre, et nous la partagerons avec d’autant plus de zèle que nous aimerions qu’elle soit vraie. Avec Internet, vous pouvez, en quelques clics, créer votre propre « chez soi idéologique », c’est-à-dire une communauté numérique à laquelle n’appartiennent que des gens qui sont d’accord avec vous. Grâce à des algorithmes qui repèrent ce qui pourrait vous plaire, vous vous voyez proposer des articles ou des sites qui agiront comme biais de confirmation de vos propres idées. Demandez par exemple à Google : est-ce que la Terre est plate ? Normalement, Google devrait vous répondre : non, elle est ronde, et voici comment nous l’avons su. Mais au lieu de faire cela, Google vous dirige vers des sites platistes, comme s’il s’agissait de vous accompagner en suivant les inclinaisons de votre questionnement. Ainsi se construit ce qu’Alexis de Tocqueville, dans son livre, De la démocratie en Amérique (1835), appelait des « petites sociétés », ayant des convictions et des pensées très homogènes, chacune choisissant sa cause. Ces sortes de clans se fédèrent par le fait qu’ils rassemblent des personnes d’accord entre elles, ce qui les prémunit contre toute contradiction qui pourrait remettre en cause ce qui les a réunis.