Des voyageurs pas si bêtes

Êtes-vous araignée ou plutôt dauphin, renard ou taupe ? Réponse dans cet article qui explore les savoir-faire ordinaires que nous mobilisons à notre insu au cours de nos déplacements dans les transports en commun.

Notre quotidien est fait de mille habitudes insignifiantes, de savoir-faire très ordinaires, de compétences minuscules auxquels nous n'accordons, le plus souvent, aucune importance tant ils semblent naturels. Ces habitudes incorporées sont devenues étrangement invisibles. Elles sont inscrites dans notre chair 1 et dans la matérialité des objets techniques 2 qui encadrent nos pratiques. Elles guident nos pas, nous permettant ainsi de nous déplacer sans même y penser. Pourtant, il suffit qu'une panne, un oubli ou un accident survienne pour que, soudain, nous basculions dans l'incertitude et le doute. Ces moments de rupture qui brisent la « chaîne matricielle » du quotidien brouillent nos repères et déstabilisent nos appuis. En situation de crise, « l'ordre des choses » ne va plus de soi. Lorsque de telles situations se produisent, nous sommes face à l'obligation de « reprendre la main », de mobiliser des ressources cognitives nouvelles, d'opérer un détour réflexif pour construire des plans d'action de rechange. Mais la panique ou la peur bloque parfois notre capacité à recomposer de tels plans pour faire face à l'urgence 3.

Ces situations de panne ou de crise soulignent l'importance de ces microsavoirs qui font tenir notre quotidien et révèlent les compétences cognitives mobilisées par les personnes pour construire des plans d'action d'urgence. Cette réflexion théorique, issue de la sociologie des sciences et des techniques et de l'anthropologie cognitive, a servi de cadre à une recherche réalisée auprès des usagers du bus à Paris et à Rennes. Quelles ressources cognitives les voyageurs mobilisent-ils en situation perturbée (grève, interruption du trafic, accident) pour recomposer leur déplacement ? Quelles tactiques déploient-ils pour faire face à la « crise » ? Quels objets et quels savoir-faire mobilisent-ils au quotidien ou en situation perturbée pour construire et réajuster le programme de leur déplacement ?

L'araignée, dans les mailles du réseau

Pour résoudre cette énigme, tels des détectives soucieux du détail, nous avons « pisté », durant plusieurs mois, une quarantaine d'usagers des réseaux de bus parisien et rennais afin de saisir leurs pratiques de déplacement en situation ordinaire. Après cette période de discrète filature, les membres de ce panel ont été invités à se soumettre à un test grandeur nature. Depuis leur domicile, ils devaient rejoindre en bus une destination inconnue les obligeant à combiner plusieurs lignes. Sur le chemin du retour, nous simulions une panne afin de mesurer leurs capacités d'adaptation en situation perturbée. L'examen de ces pratiques de déplacement nous a permis d'identifier quatre figures, quatre idéaux types au sens wébérien : l'araignée, le dauphin, le renard et la taupe. Cette typologie n'est pas construite sur les catégories sociales (âge, sexe, CSP) habituellement utilisées dans le domaine du transport, mais bien sur les capacités cognitives de la personne placée en situation perturbée. Sans plus attendre, suivons à la trace l'araignée. Au domicile de Mme X, après avoir échangé quelques politesses, nous lui rappelons brièvement l'objectif de l'étude et lui demandons d'ouvrir une première enveloppe. Elle s'exécute et lit à haute voix la consigne : « Vous devez vous rendre à l'Ecole militaire. Une grève du métro vous contraint à choisir un autre mode de transport. Vous disposez d'une heure ! »

Immédiatement, elle se lève, se dirige vers une pièce que nous devinons être son bureau. Confortablement assise face à une table, elle se saisit du guide de Paris qui se trouve dans son sac à main posé à ses pieds. « Ce guide de Paris, c'est ma bible, nous dit-elle en souriant, je l'ai toujours sur moi, c'est indispensable pour se repérer. » Ce guide, comme en témoigne son état dégradé, conserve les traces d'une utilisation quotidienne et les épreuves du voyage (pages déchirées, pochette plastifiée écornée). Entre les pages, des Post-it, avec des inscriptions que nous supposons écrites à la hâte, servent d'index. La carte de visite d'une librairie fait office de marque page. Elle connaît par coeur ce guide dont elle tourne les pages avec dextérité. « Ecole-Militaire, c'est ici » (elle laisse son doigt enfoncé au centre de la page). Elle décolle un Post-it qu'elle positionne à l'extrémité de l'index. L'angle du Post-it, tel un viseur, lui indique son point de mire.