Toute élection au suffrage universel semble à première vue le résultat d’autant de choix individuels qu’il y a d’électeurs. Or, même si les vainqueurs d’une élection particulière diffèrent à chaque fois, ses résultats ressemblent beaucoup à ceux de celles qui l’ont précédée. Ainsi, aux États-Unis, les suffrages se concentrent régulièrement sur les deux partis historiques du pays, le Parti démocrate et le Parti républicain. Ils obtiennent au minimum plus de 95 % des suffrages à eux deux. En France, le rapport de force entre droite et gauche témoigne depuis des décennies d’un partage à peu près équilibré de l’électorat. Comment expliquer de telles régularités au fil du temps dans la répartition des suffrages, sinon par des logiques tout aussi permanentes au niveau des choix des électeurs ? La science politique a distingué de fait quatre mécanismes – non exclusifs les uns des autres – qui influencent le choix électoral des individus : la géographie, la sociologie, l’identification politique et la rationalité économique.
1 - Dis-moi où tu habites…
La première source de régularité dans le vote tient à la répartition des électeurs dans l’espace, à la géographie. Dis-moi où tu habites, je te dirai pour qui tu votes. C’est au Français André Siegfried que nous devons la première grande démonstration en ce sens avec son célèbre Tableau politique de la France de l’Ouest, paru dès 1913. Étudiant les élections des députés au suffrage universel masculin organisées depuis l’instauration de la IIIe République, il montrait, sur les cas bretons, normands et vendéens, qu’au-delà des étiquettes partisanes changeantes et encore largement floues de l’époque, l’observateur pouvait distinguer des terroirs aux électeurs plus ou moins acquis aux valeurs de la République. Surtout, A. Siegfried indique que, si les électeurs votent « conservateur », « républicain », ou « républicain avancé », pour reprendre les termes de l’époque, c’est en raison des influences sociales qu’ils subissent sur leur lieu d’habitation. Par cette notion d’influence sociale, il souligne toutes les pressions, économiques ou morales, que peut alors subir un électeur rural, aussi bien celles du curé de son village que celles du grand propriétaire terrien.
De fait, cette découverte des régularités géographiques dans les résultats électoraux ne sera jamais démentie par la suite : toutes les cartes électorales que l’on a pu établir dans tous les pays qui pratiquent sur la durée le suffrage universel montrent des régularités étonnantes. Pourquoi de telles permanences géographiques ? Trois lignes d’explication peuvent être proposées. En premier lieu, elles peuvent provenir d’un traumatisme historique qui a durablement clivé l’électorat sur une base géographique, comme par exemple celui lié à la Révolution française en Vendée. En deuxième lieu, ces permanences tiennent au fait que les partis, une fois à la tête du pouvoir local d’une région, peuvent tenir un territoire par leur réseau d’élus et de militants : les électeurs votent alors pour ce dernier parce qu’ils en attendent des aides pour leur vie quotidienne. La domination électorale du Parti socialiste (belge) en Wallonie tient à ce genre de processus où une force politique s’est rendue indispensable à une majorité des électeurs. Enfin, cette permanence peut tenir à des lieux qui accueillent au fil des époques des électeurs de niveau social semblable. Ainsi les beaux immeubles de l’ouest parisien accueillent au fil des générations – depuis qu’ils ont été construits au xixe siècle – des électeurs d’orientation tout aussi conservatrice que leurs prédécesseurs.