Discriminations : les contradictions françaises

Après de longues années d’absence, la problématique des discriminations s’est imposée sur l’agenda politique. Des institutions ont été créées afin d’agir, mais la maigreur des résultats oblige à se demander si la France se donne véritablement les moyens de son action.
Depuis quelques années, l’agenda politique s’emballe et accorde une place de plus en plus importante à la thématique des discriminations « ethniques et raciales » : loi contre les discriminations (2001), création de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) (2004), Charte pour la diversité (2005), nouvelle loi sur l’égalité des chances (2006)… Pour autant, les discriminations ne sont pas apparues ces dernières années. Elles sont restées longtemps invisibles car perçues comme une conséquence inévitable et naturelle du statut précaire et des bas niveaux d’éducation et de qualification des immigrés. Prises en charge par le « modèle français d’intégration », elles devaient disparaître avec la fusion des immigrés dans le corps national, c’est-à-dire avec la résorption des différences visibles et corrélativement l’espérance d’une mobilité sociale ascendante pour les générations suivantes.
Ce processus est mis en échec par la reproduction des inégalités subies d’une génération à l’autre. La transmission d’une position subalterne de la génération des immigrés à leurs descendants ne tient plus à des défauts d’éducation ou de qualification, mais s’explique par le marquage négatif opéré par l’imputation d’une origine « ethnique ou raciale » dévalorisée. Ce discrédit raciste est d’autant plus actif qu’il est diffus et masqué. Nourries des préjugés et stéréotypes, les discriminations mettent à mal l’édifice égalitaire et les principes sur lesquels est construit le modèle républicain français.
La prise de conscience de l’ampleur des discriminations dans la société française s’est développée de manière fulgurante en moins de dix ans. La multiplication de récits dans les médias d’expériences de discrimination et les nombreux résultats de recherches ont révélé la permanence d’un racisme au quotidien, inscrit dans d’innombrables procédures et pratiques de sélection et filtrage. Que ce soit à l’école, dans le logement ou sur le marché du travail, dans l’accès aux services et aux loisirs ou dans les relations avec la police et la justice, l’origine a une incidence sur les opportunités et les situations. Nous savons désormais qu’être immigré ou avoir un ou deux parents d’origine maghrébine, africaine, asiatique ou turque constitue une pénalité pour trouver un travail et détermine le type d’emploi qui sera occupé (1). L’accès à un logement, que ce soit dans le secteur privé ou dans le parc social, est plus difficile pour les ménages « immigrés ou supposés tels » (2).

Le modèle français d’intégration

En réponse à cette fracture du modèle républicain, une politique de lutte contre les discriminations a progressivement été mise en place depuis 1998. Trois phases se dégagent :
• de 1998 à 2000, la révélation et la réflexion (création du Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations des codac – commissions départementales d’accès à la citoyenneté –, premières chartes et accords Etat-syndicats-
entreprises) ;
• de 2001 à 2003, les débuts de l’action (loi sur les discriminations qui transpose une directive européenne) ;
• en 2004, enfin, la création de la Halde est venue ponctuer une dynamique de mobilisation associant pouvoirs publics, société civile et médias.
Pourtant, l’action publique semble impuissante à transformer le système dont découlent les discriminations. Au-delà du manque de recul temporel, cette inertie s’explique par les contradictions propres à la stratégie française. Ces contradictions relèvent de trois niveaux emboîtés : la superposition problématique du paradigme de l’intégration et de celui de l’antidiscrimination ; les difficultés à identifier les populations confrontées aux discriminations « ethniques et raciales », aussi bien en tant que « victimes » pour la justice qu’en tant que bénéficiaires de l’action publique ; et enfin les limites à l’adaptation d’un appareillage conceptuel et d’action conçu dans un cadre multiculturaliste à une société qui ne se conçoit pas vraiment comme multiculturelle.
La conception française des relations entre la nation et les immigrés a longtemps été assimilationniste, sans état d’âme. L’invention du « modèle français d’intégration » à la fin des années 1980 marque un assouplissement sans rupture avec ce cadre de pensée : si les « immigrés » sont désormais partie prenante de la construction d’un « vivre ensemble », ils sont néanmoins perçus comme des outsiders devant donner des gages pour obtenir une légitimité toujours relative. Le bénéfice de l’égalité des droits est subordonné à l’adoption d’un socle de normes et valeurs dont le contenu est volontairement flou. C’est bien autour des « valeurs républicaines » que se cristallise le contentieux de l’intégration, dans la mesure où les exigences à l’égard des « immigrés » – et d’une façon générale envers tous ceux qui « doivent s’intégrer » – sont bien supérieures à celles que doivent satisfaire les nationaux et dessinent une ligne symbolique de partage entre les véritables détenteurs de l’identité nationale et des « stagiaires » perpétuels.

Un ordre ethnico-racial masqué

L’entrée en crise du modèle français – qui a connu des évolutions au cours de son siècle et demi d’existence – à la fin des années 1970, est due notamment à la visibilisation des populations « immigrées et issues de l’immigration ». Elle indique que la fusion des populations, conçues initialement comme exogènes, suite à leur « intégration » ne s’est pas réalisée. Que de nouvelles formes d’inégalités, ou plutôt des formes non prises en compte jusqu’ici, étaient liées à une identification des origines ethniques et raciales. Les innombrables sélections au faciès ou au patronyme de Français disent assez bien que l’exclusion ne disparaît pas avec l’obtention de la nationalité. Et si les pratiques discriminatoires semblent s’étendre, ou du moins se montrent plus perceptibles, ce n’est pas parce que le sentiment raciste se développe, comme on l’avance généralement, mais parce que les « immigrés » stigmatisés et leurs descendants connaissent une certaine promotion sociale, malgré les difficultés, et qu’ils tentent d’entrer dans des secteurs qui leur étaient inaccessibles jusque-là. Les pratiques discriminatoires révèlent que chaque domaine de la société fonctionne comme un club où les critères d’admission sont fondés, entre autres systèmes de cooptation, sur un ordre ethnico-racial masqué.
La visibilité relève également d’une reconnaissance, ou demande de reconnaissance, du caractère non contradictoire de la référence à des « origines », d’une part, et de l’exercice plein et entier de la citoyenneté, d’autre part. L’expression « jeunes issus de l’immigration » témoigne de manière maladroite de la transmission d’une histoire qu’on pensait devoir disparaître avec l’accession à la nationalité française et au-delà la « francisation ». Il devrait être possible de se concevoir comme porteur d’origines diverses et de les exprimer dans des pratiques, des références, des affinités, sans que cela menace l’unité nationale ou contredise sa citoyenneté. Or cette reconnaissance reste essentiellement théorique. Comme l’ont montré les débats sur le voile à l’école, un soupçon d’illégitimité, ou de non-francité, pèse toujours sur ceux qui, par leurs pratiques ou leur affichage, font état d’affiliations considérées comme concurrentes avec l’appartenance nationale.
La rupture qu’engage « l’invention française de la discrimination » (3) est donc loin d’être achevée. Elle se fait dans la douleur tant elle exige de revenir sur de nombreuses certitudes et croyances bien établies sur les vertus du modèle français d’intégration. La politique d’intégration a pour objet de faire entrer dans le corps national des populations considérées comme exogènes. Elle mobilise des dispositifs pour doter les populations « défavorisées » (dont les immigrés) de ressources pour améliorer leurs « compétences à s’intégrer » et, in fine, garantir leur participation active à la société française. A terme, les différences, conçues comme autant de ferments d’inégalité, se nivellent aussi bien collectivement qu’individuellement. Il s’agit bien de transformer les immigrés pour les adapter à la société d’installation.
Au contraire, la « politique d’égalité » (pour qualifier plus exactement la lutte contre les discriminations) se préoccupe avant tout d’agir sur des propriétés du système, en assurant son impartialité à l’égard des citoyens, usagers, clients, bénéficiaires… Les caractéristiques individuelles ne sont pas en cause : chacun et chacune doit pouvoir accéder dans les mêmes conditions aux droits, biens et services. La lutte contre les discriminations recherche l’égalité effective et se fonde sur le constat de traitements défavorables qui se produisent malgré l’égalité formelle, et sans qu’une intention explicite ait été manifestée.
Ces deux politiques ont des horizons complémentaires, mais leur mise en œuvre génère d’importantes contradictions. L’économie générale de l’antidiscrimination s’inscrit dans un cadre multiculturaliste où les différences sont, sinon valorisées, à tout le moins conçues comme légitimes. A l’inverse, l’intégration présuppose une hiérarchie des pratiques qui sont comparées à une matrice de référence : les différences sont tolérées, mais sont appelées à se résorber. D’un point de vue pragmatique, ces deux approches fournissent des cadres d’interprétation radicalement opposés dès qu’il s’agit de la gestion quotidienne. Le débat sur le port du voile musulman et le vote de la loi sur la laïcité à l’école ont fourni une illustration typique des divergences d’appréciation selon que l’antidiscrimination est appliquée dans un cadre « intégrationniste » ou « multiculturaliste ». L’incompréhension dans la plupart des pays multiculturels à l’égard des argumentaires à l’origine de la loi française sur la laïcité souligne cette contradiction. Il est certain que dans le cadre britannique, les décisions d’exclusion scolaire d’élèves portant le voile prises sous l’empire de la loi sur la laïcité seraient tombées sous le coup de la loi antidiscrimination.

Une difficile politique antidiscrimination

La lutte contre les discriminations est malgré tout inscrite à l’agenda politique français depuis dix ans : rapport public du Conseil d’Etat de 1996 consacré au « principe d’égalité », rapport du Haut Conseil à l’Intégration pour 1998 sur la « lutte contre les discriminations », communication de Martine Aubry au conseil des ministres du 21 octobre 1998 qui plaçait ce thème au centre de la relance de la politique d’intégration… Cette préoccupation a été relayée et amplifiée par le vote de deux directives européennes en juin et novembre 2000, qui ont introduit la notion de discrimination indirecte dans le droit européen. Leur transposition dans le droit français s’est opérée à l’automne 2001, complétée en janvier 2002 par la loi de modernisation sociale. En cinq années, le dispositif d’intervention s’est progressivement mis en place mais a montré ses limites face à ce qui apparaît plus comme un système ou un ordre discriminatoire que comme des cas isolés qu’il conviendrait de sanctionner (4).
La stratégie française de lutte contre les discriminations incarnée par le dispositif numéro vert-114 et les codac de 1999 à 2002, et réaffirmé aujourd’hui par la Halde et les copec (commissions pour la promotion de l’égalité des chances et de la citoyenneté) aujourd’hui peut se résumer ainsi : attendre les plaintes signalant des actes allégués de discrimination, sélectionner celles qui constitueront des dossiers et qui, in fine, finiront dans les tribunaux ou par une médiation, option renforcée par la loi sur l’égalité des chances et privilégiée par la Halde aujourd’hui.
Pourtant, le bilan du 114 est loin d’être positif : le dispositif s’est avéré relativement inefficace pour faire aboutir les plaintes et répondre aux attentes des victimes, malgré le nombre élevé d’appels reçus au cours des deux premières années. Entre mai 2000 et mai 2002, le 114 a enregistré 86 594 appels relatifs aux discriminations, débouchant sur l’établissement de 11 571 fiches transmises aux codac. Les procédures instruites en justice sont restées relativement peu nombreuses, la plupart des affaires se traitant par la médiation. De toute manière, le seul traitement de la plainte ne saurait répondre aux discriminations systémiques. Car l’enjeu central de la lutte contre les discriminations consiste à transformer les structures des sociétés multiculturelles pour les rendre neutres à l’égard des caractéristiques ethniques et raciales.
En effet, le concept de discrimination systémique correspond à peu près à la notion juridique de discrimination indirecte. Celle-ci est définie par la directive européenne dans son article 2 comme « une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre et susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une race ou d’une origine ethnique donnée par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires ». Il découle de cette acception de la discrimination qu’elle s’apprécie essentiellement dans ses conséquences, et que celles-ci ne peuvent s’appréhender que par comparaison. Ce qui suppose d’avoir au préalable construit les groupes à comparer – le groupe-cible d’une « race ou d’une origine ethnique donnée » et les « autres personnes » –, puis de saisir les indicateurs susceptibles de décrire les discriminations subies. Que ce soit pour mettre en œuvre la discrimination indirecte dans le droit ou pour observer et analyser les discriminations, la construction de statistiques apparaît incontournable. Ces statistiques font défaut car l’appareil d’Etat peine à définir les catégories de population confrontées aux discriminations (voir l’encadré ci-contre). Or sans statistiques, la politique antidiscrimination est condamnée à laisser intacte la matrice des discriminations, ne jugulant qu’à la marge ses effets dévastateurs.
Le problème fondamental de la stratégie française est qu’elle cherche à traiter des discriminations sans remettre en question l’indifférenciation entre les citoyens (invisibilisation des divisions ethnico-raciales). Cette volonté de confondre l’objectif (l’égalité) avec les moyens (l’uniformité) s’explique par le credo républicain de l’unité (une et indivisible), mais nie l’enjeu antidiscriminatoire du respect de la diversité. Cette contrainte pousse à privilégier une approche territoriale qui fait des « quartiers » les véritables protagonistes des mécanismes discriminatoires. La politique de la ville n’est pas seulement une diversion commode pour traiter les discriminations ethniques et raciales sans avoir à les nommer, c’est une stratégie qui brouille les pistes et attribue au délit d’adresse un peu trop de responsabilité. Les rares initiatives « proactives », comme la convention zep mise en place par Sciences po, suivent la même logique de ciblage de territoires pour toucher des populations. Le risque à terme est d’occulter la nécessaire reconnaissance des discriminations ethniques et raciales, d’une part, et de diluer les moyens correctifs en élargissant la liste des bénéficiaires, d’autre part. L’inefficacité programmée de la politique antidiscrimination est l’un des dommages collatéraux de l’impossibilité de la société française à faire face aux conséquences de son passé esclavagiste et colonial. Deux plaies dissimulées par le « modèle d’intégration » que les discriminations ont contribué à rouvrir. On comprend alors que le travail ne fait que commencer.