Les historiens des génocides se répartissent en deux genres : ceux qui étudient le sort des victimes, et ceux qui scrutent les intentions des bourreaux. L’entreprise du sociologue Abram de Swaan appartient au second genre, mais le dépasse aussi. Car, au-delà des faits établis, c’est à les comparer, les ordonner et les comprendre qu’il s’emploie dans cet essai bien documenté, lequel s’ouvre sur un macabre bilan : si les guerres du 20e siècle ont tué des dizaines de millions de combattants, la violence de masse dirigée contre des citoyens désarmés en a fait disparaître, au bas mot, une centaine de millions. Or, « de tels massacres (…) ont requis l’intervention de milliers voire de centaines de milliers de meurtriers. Ces hommes (…) étaient prêts à tuer indistinctement des heures, des jours, parfois des semaines durant. Dans certains cas, ils ont continué ainsi pendant des mois et même des années. » Comment ont-ils pu faire cela ?
En 1992, le débat a été relancé par Christopher Browning, historien de la Shoah : selon lui, les membres du 101e bataillon de police allemande chargé, en 1942, d’exécuter des Juifs en Pologne n’étaient pas des nazis convaincus mais des hommes très ordinaires. La thèse des bourreaux « ordinaires », confortée par la « banalité du mal » d’Hannah Arendt et La Soumission à l’autorité de Stanley Milgram, a ainsi longtemps dominé la scène, et A. de Swaan ne cache pas son intention de la réfuter. Y parvient-il ? Nous le verrons plus loin, car là n’est pas l’intérêt principal de son travail.