Élias Norbert

La pudeur, une institution moderne ?

Après avoir été longtemps encensé par des historiens comme Roger Chartier, André Burguière ou Emmanuel Le Roy Ladurie, l'auteur de La Civilisation des moeurs (1939), sans être relégué au purgatoire, pourrait devenir un classique auquel on continue de se référer, mais pour en pointer les erreurs. L'heure est en effet aux réévaluations critiques depuis qu'un historien allemand, Hans Peter Duerr, dans un ouvrage récemment traduit ( Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation , éd. de la Maison des sciences de l'homme, 1997), a sérieusement mis en doute la pertinence des thèses de Norbert Elias (1897-1990) concernant l'invention de la pudeur, et plus généralement, le fameux « processus de civilisation » qui traverse toute son oeuvre.

Rappelons que la clé du développement occidental, selon N. Elias, est à chercher dans ce qu'il nomme la civilisation des moeurs, autrement dit la domestication des corps, des instincts, des pulsions - le mot civilisation est ici synonyme de dénaturation. C'est cette maîtrise progressive qui, pour lui, est à l'origine de la modernité occidentale et lui donne ses traits caractéristiques.

Remonter à l'origine de ce que nous sommes, c'est donc comprendre comment les hommes qui nous ont précédés ont progressivement affiné leurs comportements, comment ils ont assimilé ce que nous nommons les règles de savoir-vivre. Cela va du refoulement de la violence aux manières de se tenir à table en passant par l'apprentissage des règles de pudeur et de décence.

La critique de H.P. Duerr est de deux ordres. Elle est tout d'abord factuelle. N. Elias se serait fourvoyé, selon lui, en croyant pouvoir déduire de l'étude de fresques médiévales particulièrement dénudées, qu'à un Moyen Age joyeusement paillard aurait succédé la pudibonderie des modernes.

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Mais plus profondément, H.P. Duerr s'insurge contre l'usage fait par N. Elias du terme de civilisation. L'emploi qu'en fait l'auteur laisse supposer qu'avant de se civiliser, les Européens avaient été des barbares. Depuis la décolonisation, un tel discours n'est plus de mise. Il est désormais entendu que toutes les civilisations, ou si l'on préfère toutes les cultures se valent ; celle de l'homme médiéval n'est pas moins digne d'estime que celle de l'Amérindien ou du trader londonien.