Anthropologie : l'avènement des cultures

Le terme de « civilisation » fut une notion centrale dans l'anthropologie du milieu du xixe siècle jusqu'aux années 30 et remplacé progressivement par celui de « culture ». Chronique de la transformation d'un concept, reflet de l'évolution d'une discipline.

L'anthropologie fut pendant près d'un siècle la science des « civilisations ». Mais ce terme a peu à peu disparu au profit de la notion de « culture »... Voici l'histoire de la métamorphose d'un concept, qui traduit les progrès de la science ethnologique. Car les ethnologues ont progressivement appris à décentrer leur regard, à relativiser la différence culturelle entre un Occidental et un « primitif ». Deux grands courants de pensée, l'évolutionnisme et le diffusionnisme 1, plaçaient nos sociétés industrielles au sommet de la hiérarchie des peuples et nous décrétaient une civilisation. Un siècle plus tard, le mot est tombé en désuétude...

La civilisation, mot apparu au milieu du xviiie siècle chez les physiocrates, et qu'on trouve sous la plume de Jean-Jacques Rousseau ou Voltaire pour caractériser le progrès, la raison et le sens de la « civilité », est devenu un terme à la mode chez les grands érudits à partir du xixe siècle (de Gustave Le Bon à Arnold Toynbee). Le mot caractérisait alors une société humaine dotée d'un ensemble complexe de traits culturels, variable selon les auteurs, mais comprenant généralement l'écriture, un Etat centralisé, des villes, un commerce et une industrie, une religion forte, un empire, une armée, et au moins un embryon de pensée scientifique. Mais le mot désignait par ailleurs l'état d'une société résultant d'un processus historique inscrit dans la longue durée. Dans cette perspective, toute civilisation aurait une vieille histoire et franchi plusieurs étapes avant d'acquérir ce statut. Or, il n'est pas anodin de noter que l'apparition du mot correspond à peu près au moment où se diffusent en Europe et aux Etats-Unis les théories de l'évolution. Le premier, Herbert Spencer avait formulé dans ses Premiers principes (1862) une théorie générale qui concernait autant les lois de la formation de l'univers, de la vie que celles des sociétés : c'était une loi de progrès selon laquelle tout mouvement passe toujours du simple vers le complexe, de l'inférieur vers le supérieur. Par la suite, cette notion fut développée par Lamarck puis Charles Darwin, mais pour eux l'évolution s'appliquait surtout aux êtres vivants.

De l'évolutionnisme...

Or, pour les anthropologues évolutionnistes, contemporains de Darwin, une société était comme une espèce : elle se transformait, elle évoluait selon des lois précises et seules les plus douées réussissaient à durer en passant par des stades d'évolution. Grâce à ces transformations successives, certaines d'entre elles avaient réussi à accéder au stade privilégié de « civilisation », les autres restant figées à des degrés moindres de complexité. L'évolutionnisme anthropologique empruntait toutefois plus à Lamarck qu'à Darwin : ses tenants penchaient plutôt en effet du côté de l'hérédité des caractères acquis (selon l'idée que les caractères sont acquis au cours de la vie de l'individu puis transmis aux descendants : ainsi le cou des girafes s'allongeant pour qu'elles puissent atteindre les feuilles des arbres).

Ce postulat d'évolution étant posé, il s'agissait pour ces anthropologues - Lewis Morgan, John McLennan, James Frazer, Edward B. Tylor ou Adolf Bastian, en France Paul Broca et ses élèves de l'Ecole d'anthropologie de Paris- de repérer les étapes successives qui avaient fait passer les primitifs à la civilisation, par une méthode basée sur le comparatisme : on échelonnait les faits observés dans diverses sociétés contemporaines, en fonction d'un axe orienté du « primitif » vers le « civilisé ». Ainsi l'un des érudits les plus influents de son temps, G. Le Bon, féru d'anthropologie et défenseur d'une psychologie « collective », résumait, dans L'Homme et les Sociétés, ce qui était alors devenu le lieu commun des sciences de l'homme : « Appliquant les lois de l'évolution, [l'anthropologie] montre qu'une société se développe fatalement comme un organisme, et qu'il n'est pas au pouvoir de l'homme de changer cette évolution à son gré. Pour elle, un individu, ou une forme sociale, n'arrive à une forme supérieure qu'après avoir passé par toute la série des formes inférieures qui la précèdent 2 . » Par ailleurs, les primitifs étaient supposés au même stade que les premières sociétés préhistoriques (c'est la naissance de la paléontologie avec Georges Cuvier puis Boucher de Perthes). Ainsi Charles Letourneau écrivait que les races incultes contemporaines, « dont les plus anciennes confinent encore à l'animalité », nous aident à nous représenter « les phases lentement progressives par lesquelles sont passés les ancêtres des peuples civilisés 3 »...