« Ce que nous aurons connu sur notre petit arpent de terre et nul autre, dans notre petite bande de temps et nulle autre, le petit être qu’il nous a été assigné d’habiter et nul autre, c’est le métier des gens comme moi d’en rendre compte. »
Les livres ou les films qui me touchent le plus sont ceux qui montrent en même temps les dimensions horizontale et verticale de la vie. Horizontale : l’amour, l’amitié, les alliances qu’on noue quand on traverse l’existence dans les mêmes eaux, dans le même temps. Verticale : les relations entre les générations. Parents et enfants, aïeux et descendants, qui ont habité des mondes différents, partagé d’autres histoires, d’autres valeurs, d’autres évidences – celles de nos prédécesseurs nous étant devenues non seulement étrangères mais de plus en plus souvent, tant nous avons pris le goût de nous scandaliser, scandaleuses. J’aime qu’on me donne accès à ces deux dimensions à la fois de l’expérience humaine, je pense que c’est le secret des grands livres (Guerre et paix, Les Buddenbrook, Kristin Lavransdatter…). Mais, en réalité, à mesure que je deviens vieux, ce qui m’intéresse le plus, c’est la dimension verticale. Ce qui m’intéresse le plus, ce ne sont plus mes amis et mes amours, mais mes parents, mes enfants, et l’enfant que j’ai moi-même été. La plupart du temps, je me dis qu’aujourd’hui il faudrait que je trouve une façon d’écrire sur la guerre en Ukraine, sur le désastre climatique, sur cette chose énorme qui est en train de fondre sur nous et va probablement nous dévorer, l’intelligence artificielle. Je fais partie des gens, nombreux, convaincus que nous approchons d’une catastrophe sans précédent, sans doute la fin de notre espèce : si c’est vrai, si c’est cela qui est en train de nous arriver, quel sens y a-t-il à écrire sur autre chose ?
Par moments, pourtant, à bas bruit, je me dis que mon père qui approche de la mort et l’abîme de temps qui me sépare du petit garçon épouvanté par les singes fous du baron de l’Espée, ça a beau être infime, ce n’est pas dérisoire.