Entretien avec Birgitta Orfali : Les ressorts psychologiques du militantisme

Loin d’être d’ardents idéalistes attachés mordicus à nos convictions, nous serions avant tout influencés par les autres dès lors qu’il s’agit de s’engager, que ce soit 
dans un parti politique ou dans une association caritative.

L’adhésion au groupe passe par autrui : telle est l’idée forte de votre ouvrage L’adhésion. Militer, s’engager, rêver. Mais quelle est alors la place des idées, des convictions personnelles de l’individu lorsqu’il adhère à un groupe, tel un parti politique ?

Même si les idées existent et apparaissent essentielles dans la décision d’adhérer, l’adhésion passe par la communication : c’est en confrontant son point de vue à l’autre que l’individu se rend compte de la nécessité de s’affilier. J’ai réalisé deux enquêtes, en 1984 et en 2004, auprès d’adhérents du Front National pour étudier leur itinéraire politique. Ce parti me paraît un microcosme assez intéressant pour illustrer les ressorts psychosociologiques de l’adhésion. Mon hypothèse de départ était que la croyance, les convictions étaient au cœur de l’adhésion à un parti extrémiste. Or, les adhérents observés se sentaient surtout impuissants face aux changements de la société, à la crise économique, et ne trouvaient pas de réponses à ces difficultés dans les partis politiques habituels. Franchir le pas d’une adhésion à l’extrême droite consistait, pour eux, à marquer un engagement plus fort.

Il est même surprenant de constater qu’il y a de nombreuses « premières adhésions » au FN : pour certains, il s’agit en effet de leur première adhésion à un parti politique. Les nouveaux adhérents que j’ai pu rencontrer exprimaient tous un sentiment de soulagement une fois qu’ils avaient intégré le parti. C’est en voyant que des adhérents avaient osé s’affranchir de la stigmatisation qu’implique l’appartenance à ce parti que certains individus l’ont à leur tour intégré. Parmi les militants frontistes, il y a un sentiment d’appartenance à une même « famille ». L’adhésion passe par la recherche d’un autre semblable.

Certains individus adhèrent à des groupes qui ne leur correspondent pas a priori, ce que vous qualifiez d’« adhésion paradoxale ». Comment expliquer ce phénomène ?

Ce type d’adhésion pose problème car il s’agit d’une affiliation « contre nature ». Pour reprendre l’exemple du FN, il est difficilement compréhensible que des Antillais ou des personnes de confession juive adhèrent à ce parti réputé raciste, antisémite. Des femmes adhèrent aussi à ce parti réputé machiste. On rencontre également des ou­vriers parmi les adhérents du FN, qui est même devenu le premier parti ouvrier de France.

Recourir à la notion d’adhésion paradoxale me semble pertinent pour saisir comment ces affiliations, a priori improbables, annulent des stigmatisations premières relatives au groupe d’origine, qu’il soit ethnique, religieux, statutaire, de genre… Au lieu de vivre une stigmatisation à cause de leur groupe d’appartenance, en choisissant d’appartenir à un parti d’extrême droite, ces individus vont dorénavant être stigmatisés pour leur appartenance politique : il y a une forme de transfert dans la stigmatisation. Or, il est plus facile de répondre psychologiquement à une stigmatisation visant un groupe que l’on a choisi. Parce qu’on est juif, Antillais, femme, fils d’ouvrier, on ne sait pas toujours répondre à la stigmatisation qui peut en découler. Mais, répondre à une stigmatisation parce qu’on est d’extrême droite est plus aisé parce que le parti peut fournir un « prêt-à-penser », un « prêt-à-répondre » à la stigmatisation dont ses membres sont l’objet. Ces adhésions paradoxales permettent parallèlement au FN de réfuter l’accusation de racisme. Les membres et cadres du parti répondent d’ailleurs à ce type d’accusation en disant : « Vous nous traitez de racistes mais il y a des Antillais au parti, vous nous traitez d’antisémites, mais Bruno Gollnisch est des nôtres… ». Il y a ainsi un double enjeu dans l’adhésion paradoxale, pour les individus qui adhèrent, mais aussi pour le groupe lui-même.