Dans Faire vivre et laisser mourir, vous avez analysé la mise en place, autour de pratiques comme l'avortement ou l'euthanasie, d'un « gouvernement par la parole ». De quoi s'agit-il ?
Ce que l'on constate depuis trente ans, c'est une tendance à la dépénalisation des pratiques autour de la naissance et de la mort. Aucune sanction n'est désormais possible si ces actes sont réalisés sous certaines conditions : par exemple, pour l'avortement, s'il est réalisé dans un cadre médical et que la femme est placée dans un état de « détresse ». De même, concernant l'euthanasie, on voit s'éloigner à certaines conditions le risque de contrôle ou de poursuites. Autre exemple : la légalisation de la stérilisation, qui n'était pas officiellement autorisée avant une loi de 2001 (1).
L'interdit - donc le juge - exerce moins son empire, mais on a confié à d'autres agents sociaux le soin de contrôler ces pratiques : les médecins. Et une des manières pour les médecins de réguler ces pratiques, c'est de recevoir les patients à la faveur d'entretiens dûment prévus par la loi et de leur demander, au fond, ce qui les amène là, devant eux. Voilà donc un gouvernement par la parole, inscrit dans le droit lui-même, qui définit par ailleurs les motifs au nom desquels les candidats pourront recevoir satisfecit. C'est pour l'avortement, on l'a vu, la détresse de la demandeuse et, pour l'assistance médicale à la procréation (AMP), la demande parentale d'un couple... De même, ce qui légitime et prouve la « bonne mort » en soins palliatifs, c'est qu'un minimum de parole ait pu se déployer, que les malades aient pu « parler » leur fin de vie et traverser ainsi certaines étapes psychiques prédéfinies (2).
Dans tous ces cas, une sollicitation discursive est prévue pour vérifier qu'il y a bien, face au médecin, un sujet conscient de la position qu'il a prise et capable de l'assumer de manière raisonnable, d'être finalement, par rapport à ces questions très douloureuses, où l'enquête montre que les émotions, les pulsions sont très présentes, dans une position de relative froideur et d'autocontrôle. Ce qui est étonnant, c'est que ce contrôle a priori des motifs est assuré par des gens, les médecins, qui ne sont pas des professionnels de la psyché, mais du corps. Si on prend un peu de distance anthropologique, c'est un dispositif tout à fait singulier !
(1) Loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001 relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception. (2) La psychiatre E. Kübler-Ross élabora une description de la « résolution du deuil » en cinq étapes (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation) qui inspire largement les pratiques des services de soins palliatifs.(3) L'entretien avec un conseiller familial ou conjugal, autrefois obligatoire, a aujourd'hui disparu.