Entretien avec François Gipouloux : «L'Asie maritime est l'une des matrices de l'histoire mondiale»

L’Asie a elle aussi eu sa Méditerranée, soutient le géographe François Gipouloux. Les réseaux marchands chinois s’appuyaient naguère sur des comptoirs commerciaux maritimes, ils s’appuient aujourd’hui sur les villes côtières de l’Asie orientale, l’une des matrices de la mondialisation.

Vous proposez un rapprochement entre la Méditerranée de Fernand Braudel, espace d’échanges économiques et berceau du capitalisme, et le corridor maritime de l’Asie de l’Est au XVIe siècle. Que peut-on en apprendre ?

Du XVIe au XVIIIe siècle, l’Asie maritime a constitué un espace économique relativement intégré, parcouru par des flux de marchandises et d’argent. Ses pôles en étaient, non des villes comme en Europe, mais des comptoirs commerciaux maritimes : Malacca, Patani, Hoi Anh, Banten, puis plus tard Nagasaki, Macao et Manille. Des communautés chinoises, souvent originaires du Fujian, en étaient les agents principaux, sans oublier toutefois les marchands japonais établis outremer, au Siam et au Tonkin par exemple. À ce maillage ancien et efficace se superposent par la suite des réseaux marchands européens, portugais, espagnols, puis néerlandais et britanniques. Ceux-ci entreront en conflit avec une organisation commerciale asiatique qui s’était avérée efficace et pérenne.

Un tel rapprochement nous montre que l’histoire mondiale a eu plusieurs matrices : la Méditerranée certes, mais aussi l’Asie maritime. Des instruments fondamentaux pour le développement du capitalisme et de l’économie en général se sont forgés là, en dehors des États, comme la distinction des responsabilités, au sein des entreprises commerciales, entre l’investisseur et l’opérateur, ou certains mécanismes de mobilisation des capitaux. Les relations entre Europe et Asie doivent être analysées sous l’angle d’une forte interaction, plus que d’une simple expansion européenne. Le commerce de l’argent a par exemple constitué la matrice de la première mondialisation, au XVIe siècle. La Chine était le premier acquéreur de métal blanc, l’Amérique espagnole (Mexique et Pérou) en était le fournisseur essentiel, avec il est vrai le Japon. Les Européens n’ont été ici que des intermédiaires, vendant de l’argent en Asie contre de l’or, qu’ils revendaient en Europe à un cours beaucoup plus rémunérateur.